5 questions à Claude Pennetier ou la feinte du Maitron !

Les lecteurs d’En Envor connaissent l’outil de travail de référence qu’est le Maitron, gigantesque dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et social, entreprise éditoriale et historiographique unique. A l’occasion de la sortie de l’ultime volume couvrant la période 1940-1968, nous avons souhaité faire le point avec son directeur, l’historien Claude Pennetier.

 

Vous vous apprêtez à publier l'ultime tome du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier pour la période 1940-1968. C'est la fin d'un cycle pour le Maitron?

Le tome 12 (Te-Z) marque la fin de la période 1940-1968. C'est une grande satisfaction d'avoir franchi les obstacles pour aboutir à ce résultat dans un monde ou l'édition est frileuse. C'est aussi l'aboutissement provisoire de la grande série de 56 volumes français, un monument dédié au mouvement ouvrier et social, à ses 166 000 militants. Ils le méritent bien. Ceux-ci ne sont qu'une écume des millions d'acteurs de ce grand mouvement social des sociétés industrielles. C'est la finalisation d'un  grand projet conçu par Jean Maitron, introducteur de l'histoire ouvrière à l'Université,  projet que j'ai accompagné puis porté pendant 45 ans. Mais il y a de la jeune relève. Paul Boulland (co-directeur du Maitron), Julien Lucchini, François Prigent, Marie-Cécile Bouju ... sont des auteurs plein d'avenir.

L'Ami 6, premier modèle sorti de l'usine Citroën de La Janais, à Rennes. Archives PSA Rennes.

La fin d'un cycle, c'est aussi le début d'un autre. Quels sont les projets à venir pour le Maitron?

Ce n'est pas une fin, c'est une feinte. Le Maitron s'est préparé depuis longtemps à ce tournant, notamment en procédant à son informatisation totale.  Il a trois sites, tous évolutifs, un grand site de contenu (maitron-en-ligne), un site vitrine (maitron.org), un site consacré aux fusillés et exécutés (maitron-fusillés-40-44). La dynamisation et l'évolution du site maitron-en-ligne est un  de nos principaux objectifs. Le site maitron-fusillés-40-44 va passer en 4 ans de 10 000 fiches à 25 000 fiches si l'État nous prête vie. Nous abordons la période post-68, en travaillant dans un premier temps sur la documentation (presse et archives) jusqu'en 1981 et en recueillant les témoignages jusqu'en 1995. Lorsque nous serons suffisamment avancés, nous trancherons sur les supports papier ou numérique ou les deux comme pour le passé. Mais dans tous les cas, la priorité, la bagarre pour parler en terme militaire, est en ligne.

Nous préparons par ailleurs un dictionnaire papier des ouvriers du livre (Marie-Cécile Bouju) et un grand dictionnaire biographique et encyclopédique de la Commune (Michel Cordillot).

Vous publiez un dictionnaire papier alors que nous sommes à une époque où le numérique prend toujours plus de place. N'est-ce pas d'une certaine manière paradoxal?

C'est un bon choix. Nous sommes sur les deux fronts et l'un soutient l'autre. La plupart des dictionnaires biographiques (par exemple le Dictionnaire des parlementaires) ont abandonné le support papier. Notre chance est d'avoir un éditeur volontaire et entreprenant, Les Éditions de l'Atelier et le soutien des grandes institutions comme le Centre national du Livre qui place le Maitron dans la catégorie des Grandes œuvres, le CNRS et les Universités.

Quelle est la place de la Bretagne dans l'aventure intellectuelle qu'est le Maitron?

Immense comme l'est la place de la Bretagne dans l'histoire sociale de la France. Qu'il s'agisse du mouvement social dans les départements ou de la place des Bretons dans l'immigration française ou aux États-Unis. Le principal animateur du mouvement ouvrier francophone n'est-il pas le breton de Srignac Louis Goaziou ? Ce sont plus de 10 000 biographies (Loire-Atlantique comprise) qui concernent d'une façon ou d'une autre la péninsule.

Carte postale. Collection particulière.

Nous avons eu la chance d'avoir des auteurs de qualité et exceptionnellement productifs, en premier lieu Claude Geslin, universitaire à Rennes et à Brest, puis Christian Bougeard, professeur à l'Université de Brest, François Prigent, docteur en histoire, Alain Prigent, historien et tant d'autres.

Le Maitron est un outil unique au monde. Comment vous adaptez-vous aux nouvelles exigences de l'historiographie qui, de plus en plus, insiste sur les perspectives transnationales?

Les nouvelles exigences de l'historiographie, nous ne nous y adaptons pas, nous contribuons à les créer. Le Maitron  a ouvert la voie à l'histoire d'en bas dans les années 60-70, a pris sa part à la réflexion sur la prosopographie (la mise en parallèle des biographies individuelles pour faire apparaître les facteurs discriminants qui positionnent les individus sur l'échiquier social) et a porté la socio-biographie, plus sensible aux égo-documents, notamment dans l'usage historique et sociologique des archives de Moscou. On pourra par exemple se référer au volume Le Sujet communiste que j’ai co-dirigé aux Presses universitaires de Rennes avec Bernard Pudal.

Le projet de Jean Maitron (1910-1987) était au départ un dictionnaire international. Il s'est replié, pour des raisons de réalisme, sur des dictionnaires nationaux, une dizaine à nos jours : Grande-Bretagne (repris et développé en ligne), Chine (en cours de reprise en ligne), Autriche, Allemagne, Japon, Algérie (René Gallissot), Maroc, Belgique (en ligne), les Français aux Etats-Unis (Michel Cordillot, La Sociale en Amérique), l'Afrique (Françoise Blum). Un seul a un caractère transnational, le Komintern. Nous poursuivons dans  ce sens, parfois uniquement en ligne comme le soulignera le colloque international que nous tiendrons le 6 décembre 2016 (Paul Boulland, Bruno Groppo). C'est d'ailleurs dans l'exploitation du site et dans son évolution que nous entrerons dans les perspectives transnationales.