5 questions à… Armelle Mabon

Enseignante-chercheure à l’Université de Bretagne-Sud, Armelle Mabon est une des grandes figures de ce que l’on nomme outre-Atlantique les colonial studies. S’intéressant plus particulièrement aux tirailleurs sénégalais et à la captivité des soldats « indigènes » pendant la Seconde Guerre mondiale, elle travaille actuellement sur le massacre de Thiaroye qui prend en partie sa source en Bretagne, à Morlaix.

Qu’est-ce que le Massacre de Thiaroye ?

Il y a l'histoire officielle - qui ne parle pas de massacre - véhiculée depuis 70 ans : le 1er décembre 1944 à la caserne de Thiaroye, proche de Dakar, une mutinerie armée avec désobéissance d'ex-prisonniers de guerre  a été réprimée dans le sang  avec 35 morts, 35 blessés et 34 condamnations.

Et il y a l'histoire que j'ai pu mettre à jour progressivement après consultation et confrontation de l'ensemble des archives. L'histoire de Thiaroye est terriblement simple. Les ex-prisonniers de guerre originaires de l'Afrique occidentale française ont quitté la métropole en embarquant à Morlaix sur le Circassia le 5 novembre 1944. Selon les textes réglementaires en vigueur, ils devaient percevoir avant d'embarquer un quart de leurs soldes de captivité et les trois quarts restants au débarquement avant leur démobilisation à la caserne de Thiaroye. Ceux qui avaient séjourné dans le centre de transition de Rennes n'avaient rien perçu et une partie a refusé d'embarquer. Au moment du départ ils étaient 1635 (1950 selon un chiffre du ministère de la Guerre moins 315 qui sont restés à Morlaix).

Antoine Abibou (à droite), à Rennes, sans date. Prisonnier de guerre en Bretagne, Antoine Abibou est condamné à dix ans de détention le 5 mars 1945, par suite du massacre du camp de Thiaroye. Collection privée famille Abibou.

Logiquement, arrivés à Thiaroye, ces hommes ont réclamé les rappels de solde. Mais les autorités militaires en AOF, estimant peut-être qu'ils possédaient suffisamment d'argent, les ont spoliés de leurs soldes et ont été surprises par ce mouvement de protestation légitime. La veille du 1er décembre 1944, il a été décidé de réduire les rebelles par la force pour les faire taire avec de gros moyens, notamment trois automitrailleuses. Le matin du 1er décembre, les rapatriés ont été rassemblés sur l'esplanade et à 9h30, ordre a été donné aux armes automatiques de tirer. Il est impossible de déterminer le nombre exact de morts mais le nombre de rapatriés débarquant du Circassia a sensiblement diminué et au lieu de 1635, les autorités civiles et militaires donnent une fourchette entre 1200 et 1300. Une fausse information a permis de faire croire que 400 seraient restés à Casablanca, information démentie par le rapport d'un officier présent sur le bateau, rapport consultable uniquement aux archives de la justice militaire. Il manque plus de 300 hommes. Je ne  peux certifier qu'il y a eu au moins 300 morts mais par contre on peut deviner qu'il y a eu bien plus que 35 morts, sinon les autorités n'auraient pas eu besoin de trafiquer les chiffres. Le rapport de l'officier de police judiciaire préparatoire à l'acte d'accusation indique qu'ils étaient 1300 à quitter Morlaix.

Les rapports des officiers ont été par la suite rédigés sur ordre pour présenter les événements de Thiaroye comme une rébellion armée alors que ces hommes étaient sans défense. De plus le ministère de la Guerre a camouflé la spoliation  en faisant croire dans une circulaire datée du 4 décembre 1944 que ce contingent avait perçu la totalité de leurs soldes avant embarquement. Ainsi les revendications du paiement des soldes sont devenues illégitimes et dans le rapport du général Dagnan écrit le 5 décembre, elles ont disparu. La désobéissance s'est construite par camouflage du non respect de la réglementation.

Des meneurs ont été désignés pour être condamnés par un tribunal militaire. Procès entièrement à charge avec des pièces à conviction invraisemblables et des rapports et procès verbaux d'information mensongers et pas toujours cohérents.

Certains de ces hommes ont une histoire particulière avec la Bretagne, où il « séjournent » de 1940 à 1944. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?

Sur les quelques 1600 hommes présents à Thiaroye le 1er décembre 1944, un grand nombre ont passé leur temps de captivité dans des camps de travail disséminés sur la Bretagne ou dans deux frontstalags situés à Rennes et Quimper. Il ne restait à la fin de la guerre que celui de Rennes. Ils ont été réquisitionnés pour des communes, pour travailler dans des fermes mais aussi dans des dépôts de munitions (contrairement au libellé de la convention de Genève). De ce fait des liens se sont tissés avec la population locale. Il y a eu aussi le marrainage qui a été d'un grand réconfort car ils n'avaient plus de nouvelles de leur famille. Des histoires d'amour ont bien évidemment existé avec la naissance d'enfants (c'était absolument interdit par les Allemands et des représailles n'étaient pas rares). Dans quelques camps de travail - au départ c'était surtout dans l'Est de la France -, des sentinelles allemandes ont été remplacées par des officiers des troupes coloniales suite à un accord passé entre la puissance occupante et le gouvernement de Vichy provoquant un sentiment de trahison chez les prisonniers venus pour défendre la France.

Antoine Abibou (à droite), à Rennes, sans date. Collection privée famille Abibou.

Ceux qui ont travaillé percevaient un petit salaire qu'ils ont pu mettre sur des livrets d'épargne. Arrivés en AOF, on les a suspectés d'avoir commis des escroqueries.

Parmi les meneurs condamnés, certains s'étaient évadés et avaient rejoint les FFI. Mais durant l'instruction, leur participation à la résistance a été niée et ils ont été présentés comme étant à la solde des Allemands. Pour mon documentaire, j'ai fait un appel à témoignage pour retrouver ces familles qui avaient connu des prisonniers de guerre coloniaux et nord-africains. J'ai été surprise par cette mémoire bien ancrée en Bretagne. J'ai reçu une cinquantaine de lettres écrites par une marraine à son filleul Yéli qui servait comme infirmier au grand Séminaire de Rennes. L'histoire d'amour se devine. J'ai voulu en savoir plus sur Yéli. Il aurait pu être à Thiaroye mais est décédé en février 1944 des suites d'une tuberculose (comme beaucoup). Avant guerre, il était marin puis boxeur professionnel en France. Sa marraine, professeur de latin-grec lui a appris à lire et à écrire. Je reprendrais la rédaction du livre sur mon héros, dont je n'ai pas retrouvé le visage, plus tard...

En Bretagne cette singulière captivité a également été marquée par une évangélisation à destination des tirailleurs sénégalais.

2014 est aussi l’année du 70e anniversaire du massacre de Thiaroye. Qu’en attendez-vous ?

Le 12 octobre 2012, le Président de la République François Hollande a promis de restituer toutes les archives que la France possède sur Thiaroye au Sénégal. Ces archives étant incessibles, elles ont donc été numérisées mais d'après mes informations seules celles du Service historique de la Défense sont concernées alors qu'aux archives nationales de l'Outre-Mer, des informations  sont indispensables pour comprendre Thiaroye. J'ai donc signalé qu'il fallait aussi numériser toutes ces archives sans oublier les documents officiels comme les circulaires et télégrammes qui ne sont pas classés dans les cartons dédiés à Thiaroye. Il y aura donc une remise solennelle à Dakar de ces archives au moment du 70e anniversaire en marge du sommet de la Francophonie avec une exposition présentant quelques archives.

Antoine Abibou en 1944, avec sa marraine de guerre. Collection privée famille Abibou.

Alors ce que j'attends de ce 70e anniversaire, c'est qu'officiellement le Président de la République reconnaisse l'histoire de Thiaroye et envoie aux oubliettes celle mensongère. C'est évidemment un geste politique fort mais est-il possible de présenter la version officielle dans une exposition? Peut-il remettre toutes ces archives sans mentionner ce qu'elles révèlent? L'annonce concomitante de la saisie de la commission de révision aura d'autant plus de sens en affichant la volonté de la France de réhabiliter tous ces hommes. 

Vous militez pour un procès en révision. Pouvez-vous nous expliquer votre démarche ?

Lorsqu'on fait un travail sur un sujet où il y a eu un procès, il est impératif de regarder de près les archives de la justice militaire qui sont accessibles. J'ai donc confronté les PV d'interrogatoire et d'information avec les rapports des officiers, les télégrammes, les courriers officiels et j'ai scruté à la loupe le rapport de l'officier de police judiciaire et l'acte d'accusation. Parmi les pièces à conviction, notamment pour celui qui a été le plus lourdement condamné, j'ai retrouvé des carnets avec des noms. C'est ainsi que j'ai pu retrouver une jeune marraine recueillie dans une famille  qui recevait de son filleul-prisonnier de guerre de la nourriture... Quelle solidarité! J'ai pu aussi retrouver la famille qui l'avait caché après son évasion et ses actions de résistance. Une grande partie de mon travail a été d'essayer de me rapprocher des hommes, que ce soit les officiers en consultant leur dossier personnel puis en contactant leur famille, ou les "mutins" en essayant de retrouver leur famille, notamment celle des condamnés car je connaissais leur village d'origine. C'est le reporter-photographe Hervé de Williencourt qui a sillonné récemment le Mali et le Burkina-Faso pour cela avant d'aller au Sénégal, en Guinée, au Bénin, etc.. et j'espère cette fois-ci l'accompagner.

J'ai surtout pu comprendre que le tribunal avait condamné des innocents après une instruction à charge et que le doute sur leur culpabilité est désormais flagrant. J'ai poursuivi ma quête d'informations en regardant de près les effets des lois d'amnistie. Le dossier sur l'amnistie qui se trouve aux ANOM montre que celui qui avait rédigé une enquête à charge pour le ministère des Colonies, deux ans plus tard, devenu secrétaire général du ministère de la France d'Outre-Mer a insisté lourdement pour que tous les condamnés sans exception soient amnistiés. Il a compris qu'il avait été manipulé. Ils ont été effectivement tous amnistiés mais ils sont toujours considérés comme coupables. C'est pourquoi je dis que Thiaroye n'est pas sans rappeler l'Affaire Dreyfus. J'ai bon espoir de voir se concrétiser cette réhabilitation suite à ma rencontre avec le conseiller mémoire du ministère de la Défense et ma prochaine entrevue avec les conseillers de la garde des Sceaux.

Antoine Abibou, sans date ni lieu. Collection privée famille Abibou.

Les procès de Vichy et de l’occupation ont souligné les difficultés qu’il y a pour l’historien à se retrouver dans un prétoire. Jean-Pierre Azéma, tout particulièrement, a eu des paroles fortes à cet égard à propos de son expérience dans le procès Papon. Ne craignez-vous pas à votre tour d’être placée dans une situation délicate ?

Je ne pense pas me retrouver dans le même cas de figure. J'estime qu'il est de ma responsabilité d'historienne d'alerter les pouvoirs publics - d'autant plus à la veille de commémorations - sur le fait de revoir l'histoire officielle mais aussi d'agir pour que des hommes puissent retrouver leur dignité à titre posthume. Je pourrais me contenter d'écrire un article scientifique mais quelle en sera sa portée?  J'adhère aux propos de Pierre Vidal-Naquet qui disait qu'un historien doit expliquer. C'est ce que je fais en espérant être entendue.

Après, si, comme je l'espère il y aura un procès en révision sans renvoi, les juges ou magistrats seront confrontés à la mémoire. Mon travail aura juste permis ce passage entre histoire et mémoire. Je ne suis pas juge. Par contre les juges pourront statuer avec ces connaissances que j'ai révélées.

Je vais évidemment écrire sur Thiaroye - j'ai déjà écrit à ce sujet récemment - mais en déclinant le travail difficile d'une chercheuse confrontée à une histoire tronquée et à des velléités de ne rien changer. J'ai été particulièrement surprise de constater que des historiens renforçaient cette histoire officielle. Ainsi Eric Deroo prétend que « dans la nuit du 1er décembre, un mouvement de tirailleurs vers l'armurerie affole les autorités militaires qui entendent les premiers tirs et décident de mettre en œuvre une démonstration de force vers 9h30 1». Pour avoir consulté tous les rapports des officiers, à aucun moment il n'a été mentionné ce déplacement et des tirs dans la nuit. Julien Fargettas dans son livre2 issu de sa thèse n'évoque pas la revendication majeure des ex-prisonniers de guerre, explication du massacre, le paiement des rappels de solde de captivité. Mais il a écrit une lettre ouverte au président de la République avec en copie ministres et présidents du parlement pour dénoncer mon travail partial, mes conclusions hâtives et hasardeuses alors que cet historien n'a pas regardé un seul carton sur Thiaroye aux ANOM et n'a pas consulté les archives militaires de la justice.  J'ai donc déposé plainte pour diffamation publique ce qui n'est pas toujours compris des historiens. J'insiste sur le fait que je ne convoque pas la justice pour débattre d'un sujet historique, je vais en justice parce que mon honneur a été sali ainsi que mon métier et la plainte s'arrête là.

 

 

 

1 Voir article de NIANG, Aminata et THIEBLEMONT-DOLLET, Sylvie, « Entre fictions et témoignages autour du camp de Thiaroye , une reconstruction d'un épisode de l'histoire coloniale française», Témoigner, entre histoire et mémoire,  2010, n°106, p. 97-112.

2 FARGETTAS, Julien, Les tirailleurs sénégalais Les soldats noirs entre légende et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.