Indexons nos poilus! 5 questions à… Jean-Michel Gilot

L’initiative est venue de Rennes. Elle est portée par un fidèle lecteur d’En Envor, arrière-petit fils d’un « combattant de la guerre secrète »1 mort en service commandé durant la Grande Guerre. Jean-Michel Gilot nous parle du défi « 1 Jour 1 Poilu » et des enjeux de l’indexation collaborative sur Mémoire des Hommes lancée il y a un an exactement aujourd’hui.

 

Qu'est-ce que 1 Jour 1 Poilu ?

Un hommage rendu quotidiennement à nos Poilus « Morts pour la France » durant la Grande Guerre, et une forme de « défi collaboratif », tout à la fois !
Il faut d’abord revenir sur ce qui constitue un véritable évènement - un événement qui a été cependant fort peu médiatisé… ll y a un an exactement aujourd’hui, à l’occasion du lancement du cycle du Centenaire, le Ministère de la Défense entrait de plein pied dans l’ère du Web 2.0, en ouvrant à l’indexation collaborative la base de données des soldats morts pour la France au titre de la Première Guerre mondiale.
Cette base de données, hébergée sur le site Mémoire des Hommes permettait déjà, rappelons-le, de consulter environ 1 325 290 fiches manuscrites établies au lendemain de la Grande Guerre. Une source très précieuse pour mieux connaître et caractériser les victimes de ce conflit, puisque qu’elle permet d’accéder, pour chaque soldat, à 16 (parfois 18) catégories d’informations : son état-civil, son grade, son unité d’appartenance, la date et lieu de son décès, etc. Mais une source limitée dans son exploitation à des fins de regroupements statistiques, dans la mesure où seules 4 catégories d’informations étaient intégralement retranscrites (nom/prénoms, date de naissance, département/pays  de naissance), ce qui limitait d’autant son exploration par le filtre des critères de recherche.
Le Ministère de la Défense s’est donc trouvé confronté à un défi : transcrire numériquement l’intégralité des informations contenues, sous forme manuscrite, dans chaque fiche ; et il a fait le choix – et pris le risque ! - plutôt que de l’externaliser, de confier cette tâche aux internautes eux-mêmes via un programme d’indexation (ou d’annotation) collaborative, se réservant seulement une fonction de contrôle, de supervision et de validation.
Un immense chantier s’ouvrait… Plus d’1 300 000 fiches et 18 500 000 données à transcrire ! Impossible sans une mobilisation de grande ampleur…

Exemple de fiche indéxée sur Mémoire des hommes.

De là est née l’idée à l’origine d’1 Jour – 1 Poilu. Si nous étions 8002 à indexer un Poilu chaque jour sur Mémoire des Hommes, la base de données des soldats morts pour la France pourrait être intégralement transcrite pour les commémorations de l’Armistice, le 11 novembre 2018 !
Depuis le 17 novembre 2013, 1 Jour 1 Poilu a mis en application cette idée en transcrivant chaque jour la fiche d’un poilu mort pour la France et  en invitant ceux qui le souhaitent à faire de même, jusqu’au 11 novembre 2018.
Ce défi collaboratif est relayé sur le réseau social Twitter via le compte @1J1Poilu et le hashtag #1J1P (pour : « 1 jour – 1 Poilu ») utilisé par les participants.
Il s’agit, il convient de le préciser, d’une initiative complètement indépendante, à la fois de Mémoire des Hommes, et du Ministère de la Défense.

Peut-on établir un premier bilan de cette opération et des indexations réalisées ?

L’initiative 1 Jour – 1 Poilu a été accueillie favorablement par les internautes. Avec près de 70 participants #1J1P et 1300 abonnés sur son compte Twitter dédié, elle a incontestablement contribué, à son échelle, à entretenir une dynamique autour de l’indexation.
Nous ne disposons pas de chiffrage officiel des indexations réalisées depuis le lancement du programme d’indexation collaborative. Mais 1 Jour 1 Poilu s’est livré, semaine après semaine, à un estimatif a minima, publié sous la forme d’un baromètre hebdomadaire qui permet aujourd’hui d’en retracer l’historique.
En 1 an, environ 50 000 fiches (700 000 données) auraient été indexées par les internautes, venant s’ajouter à près de 40 000 fiches pré-indexées au lancement du programme (total cumulé : 6,63 % de la base), ce qui représente, en moyenne globale, 139 fiches indexées quotidiennement.
L’évolution des indexations est marquée par des ruptures. En effet, malgré des débuts prometteurs, le volume de fiches indexées a fortement chuté de mars à juillet 2014 (95 fiches/jour sur la période). La reprise s’est amorcée début août, avec le centenaire de la mobilisation. Une conjonction qui n’est certainement pas le fruit du hasard… Depuis lors, l’effort d’indexation s’est nettement amplifié pour se situer autour de 200 fiches par jour, soit environ 5000 par mois.

Le baromètre hebdomadaire des indexations.

Ces chiffres traduisent l’intérêt des internautes pour le programme d’indexation. Ils démontrent que l’objectif fixé par 1 Jour – 1 Poilu (environ 800 fiches/jour) n’est pas inaccessible. Mais il est impératif d’aller désormais au-delà. Au rythme actuel, en effet, il faudrait attendre 17 ans pour voir la base intégralement indexée, ce qui nous reporterait à l’année… 2030 !
C’est pourquoi 1 Jour 1 Poilu va renforcer son dispositif dans les semaines qui viennent. C’est pourquoi, aussi, 1 Jour 1 Poilu lance un appel aux média. Ce programme mérite d’être mieux connu du grand public. De fait, il a été jusqu’ici peu médiatisé, alors que l’on pourrait légitimement le considérer comme une cause nationale dans le cadre des commémorations du Centenaire.
Pourquoi ? J’avancerais deux explications : parce que l’on a pu juger qu’il n’était accessible qu’à une portion très restreinte de la population internaute, généalogistes chevronnés ou passionnés de la chose militaire ; mais, plus fondamentalement, parce que l’on n’en a peut-être pas suffisamment perçu l’intérêt et les enjeux.

Qui peut indexer ?

C’est incontestable : les généalogistes amateurs et professionnels sont en première ligne, puisqu’ils sont parfaitement rompus au déchiffrement et à la transcription des documents manuscrits.
Toutefois – et même s’il est illusoire de penser que tout un chacun puisse indexer, dans la mesure où il est nécessaire de disposer d’une maîtrise minimale de l’outil informatique – le programme d’annotation collaborative est ouvert à tous sans restriction, moyennant un simple engagement à respecter une clause de déontologie de l’annotateur, essentiellement motivée, comme il est légitime en l’espèce, par l’objectif d’exactitude des transcriptions réalisées.
Passée la phase de prise en main, l’application en ligne se révèle à l’usage plutôt conviviale. Le déchiffrement des fiches présente souvent peu de difficultés, hormis parfois pour les noms de lieux de décès – j’y reviendrai.
L’indexation me parait donc accessible à un très large public. Transcrire la fiche d’un parent mort pour la France est souvent le premier pas : une telle démarche est aussi une opportunité de lui rendre virtuellement – mais concrètement ! – hommage en lui redonnant un part de son identité au sein d’un immense mémorial perpétuel.

Comment indexer ?

Il faut d’abord créer son « espace personnel » sur Mémoire des Hommes, et s’inscrire au programme d’indexation collaborative :

L’indexation s’effectue directement à partir des fiches des soldats Morts pour la France accessibles depuis le site Mémoire des Hommes. Le formulaire qui apparaît lorsque l’on clique sur le bouton « Ajouter une annotation » permet de transcrire 14 lignes d’informations . Le champ relatif à la cause de la mort a été volontairement omis pour respecter les directives de la CNIL.
Les « infobulles » d’aide intégrées au formulaire pourront servir de guide pour faire ses premiers pas ; on se reportera également au paragraphe intitulé « Règles pour la saisie », sur Mémoire des Hommes.
Le champ le plus délicat est celui qui concerne la commune de décès, en particulier lorsque seul un lieu-dit est mentionné. Outre qu’il permet de situer le contexte, la consultation du journal des marches et opérations du régiment (ou, à défaut, l’historique régimentaire), disponible sur Mémoire des Hommes, se révèle souvent utile en ce cas.
Pour toute difficulté, on peut également obtenir très rapidement de l’aide via le réseau social Twitter en utilisant le hashtag #1J1P.

Du point de vue scientifique, les perspectives engendrées par cette indexation collaborative sont extrêmement intéressantes.

D’un point de vue historique, c’est particulièrement évident. L’indexation collaborative de l’ensemble des informations contenues dans la base va permettre d’affiner considérablement notre connaissance du conflit, en autorisant à terme de multiples recoupements statistiques liés à l’identité, à l’origine, au grade, à l’unité d’appartenance et aux circonstances spatio-temporelles du décès des victimes. Ainsi pourra-t-on évaluer de manière beaucoup plus précise le poids relatif de chaque bataille en termes humains ; ainsi, disposera-t-on enfin d’une base de référence pour comptabiliser avec davantage d’exactitude le nombre de victimes des journées du 22 août 1914 et du 25 septembre 1915, réputées parmi les plus meurtrières de la Grande Guerre… Pour ne citer que deux exemples.

Le module d'indexation.

Mais il est intéressant aussi de souligner deux effets collatéraux induits, me semble-t-il par ce programme.
D’abord, à travers cette œuvre d’indexation, se fait jour, plus que jamais, la nécessaire (ré)conciliation entre généalogistes et historiens, entre micro et macro-histoire. Le généalogiste a besoin de l’historien pour contextualiser des destins individuels. L’historien a besoin du généalogiste pour affiner ses sources, « humaniser » l’histoire.
Enfin - je tiens à le souligner parce que ce fait n’a jamais été évoqué, l’ouverture au grand public d’un programme de cette nature et de cette ampleur est un fait inédit porteur de riches potentialités au niveau de la construction de la mémoire intime et collective. On n’oubliera pas que bien des blessures issues de la Grande Guerre ne se sont jamais refermées, ou n’ont, pour certaines, même jamais été exposées - une guerre chassant l’autre ; que cette guerre particulièrement meurtrière a introduit de profonds bouleversements au sein des familles, dont les conséquences se font parfois ressentir encore jusqu’à aujourd’hui. Indexer nos Poilus morts pour la France – et bientôt, participer à la construction du Grand Mémorial des registres matriculaires –, c’est s’inscrire dans une démarche active ; c’est aussi, d’une certaine manière « acter la mémoire », ouvrir la voie à une réappropriation, à une ré-intimisation de l’histoire collective, au-delà ou en-deçà des commémorations officielles souvent politisées, ce qui n’est peut-être pas dénuée d’un certain effet cathartique…
Pour l’ensemble des raisons évoquées ici, j’invite donc le plus large public à participer à cette œuvre collective d’indexation.

 

 

Quelques repères chronologiques :

5 novembre 2003 : Mise en ligne, sur Mémoire des Hommes, de la base de la base des morts pour la France de la Première Guerre mondiale.

7 novembre 2013 : Lancement du programme d’indexation collaborative.

17 novembre 2013 : Naissance d’ « 1 Jour – 1 Poilu » sur Twitter.

14 avril 2014 : « 1 Jour – 1 Poilu » compte 500 abonnés.

22 août 2014 : « 1 Jour – 1 Poilu » compte 1000 abonnés.

Octobre 2014 : L’initiative « 1 Jour – 1 Poilu » est relayée par Sophie Boudarel dans la Revue française de Généalogie.

7 novembre 2014 : Au terme d’un an, environ 50 000 fiches ont été indexées par les internautes sur Mémoire des Hommes.

 

 

 

1 L’expression est du commandant Georges Ladoux, chef du contre-espionnage français de 1915 à 1917.

2 844 pour être tout à fait exact, au 7 novembre 2014. Ce nombre est évolutif, puisqu’il est fonction du volume de fiches restant à indexer et du nombre de jours qui nous sépare du 11 novembre 2018.

3 Grade, Unité, Lieu de naissance, Bureau de recrutement, Classe, Matricule, Date de décès, Lieu de décès, Lieu de décès (complémentaire), Département de décès, Lieu de transcription du décès, Département de transcription du décès, Pays de transcription du décès.