5 questions à… Paul Boulland

Gigantesque dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, le Maitron est une véritable institution dans le monde de la recherche. Et pour faire connaître ce magnifique outil aux lecteurs d’En Envor, nous avons décidé de poser cinq questions à Paul Boulland, spécialiste de l’histoire du parti communiste français et co-directeur de cette fantastique aventure éditoriale et scientifique.

- Qu'est-ce que le Maitron?

Le Maitron est le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et social. Il a pris le nom de son créateur, Jean Maitron, comme on dit le Larousse, le Robert, etc. C’est le plus grand dictionnaire biographique en langue française, avec aujourd’hui près de 150 000 notices pour le dictionnaire français.

Le projet du Maitron est né au milieu des années 1950, avec l’objectif de mettre en lumière les acteurs de l’histoire sociale et du mouvement ouvrier, sans se contenter des principaux dirigeants des syndicats ou des partis, mais en mettant en lumière « les obscurs et les sans grades » selon la célèbre formule de Jean Maitron. C’est donc tout un peuple militant qu’il s’agissait de retrouver.

Le dictionnaire français se divise en cinq périodes : 1789-1864 : de la Révolution française à la Première internationale; 1864-1871 : la Première internationale et la Commune de Paris; 1871-1914 : de la Commune à la Première guerre mondiale; 1914-1939 : l’entre-deux-guerres; 1940-1968 : de la Seconde guerre mondiale à Mai-68.

Le Front national, d'obédiance communiste, est un mouvement de résistance dont l'histoire est indissociable de celle du mouvement ouvrier. Collection particulière.

Le Maitron couvre un champ très large. Pour n’évoquer que la cinquième période du dictionnaire, on y retrouve bien sûr tous les courants syndicaux (CGT, CFTC et CFDT, Force ouvrière, le syndicalisme de l’enseignement, etc.) et les différentes influences et organisations politiques (christianisme social, communisme, socialisme, extrême-gauche). Plus largement, nous nous intéressons aussi aux mouvements d’éducation populaire, à la Résistance bien sûr, et aux influences intellectuelles ou au monde de la création. Ainsi, dans le tome 10, qui paraît en novembre 2014, on retrouve Madeleine Rebérioux, historienne et présidente de la Ligue des Droits de l’Homme, Pablo Picasso, ou le philosophe Jacques Rancière.

Le Maitron, c’est aussi plus largement une collection, publiée depuis ses origines aux Editions ouvrières, devenues Editions de l’Atelier. Le dictionnaire français comporte en tout 54 volumes, en comptant le tome 10 de la cinquième période, qui paraît en novembre prochain. Au-delà, le Maitron c’est une collection, avec des des dictionnaires spécialisés, consacrés notamment aux militants cheminots, gaziers-électriciens, les anarchistes, etc. et une série de dictionnaires internationaux (Grande-Bretagne et Irlande, Allemagne, Autriche, Chine, Japon). En tout, on compte 74 volumes et produits éditoriaux « estampillés Maitron », en incluant notamment les cédéroms. En 2014, nous fêtons le cinquantième anniversaire de la parution du premier volume.

Enfin, le Maitron constitue aussi un vaste programme scientifique qui vise à étudier les dynamiques et les évolutions de l’engagement et du militantisme. Et du point de vue historiographique et méthodologique, c’est un lieu d’innovation. Dès les années 1980, il a été permis de développer les analyses prosopographiques, à partir de certains corpus spécifiques. Aujourd’hui nous approfondissons cette approche, en parlant de sociobiographie. Il s’agit de mener des analyses statistiques ou quantitatives, tout en maintenant un intérêt fondamental aux cas individuels et aux biographies elles-mêmes.

- Qui est Jean Maitron?

Jean Maitron (1910-1987) était instituteur puis devint professeur d’histoire. Il fut l’un des premiers à consacrer une thèse au mouvement anarchiste, thèse qui est d’ailleurs encore aujourd’hui un ouvrage de référence. Il a ensuite été l’un des introducteurs de l’histoire ouvrière à l’université et dans le monde de la recherche, lorsqu’il fut détaché au CNRS, puis nommé maitre-assistant à la Sorbonne. Il a notamment joué un très grand rôle dans la récolte d’archives du monde ouvrier, autour du Centre d’histoire du syndicalisme, qui est aujourd’hui devenu le Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CNRS/Paris 1). Enfin, c’est aussi le créateur de la revue Le Mouvement social, qui est aujourd’hui l’une des principales revues de référence française. Au milieu des années 1950, il eut l’idée de constituer un dictionnaire biographique des militants. Il était sollicité par de nombreux collègues qui souhaitaient des renseignements sur tel ou tel militant. Il a donc pensé qu’il fallait un ouvrage de référence pour répondre à ces questions. Dès les origines, il avait prévu la publication des quatre premières périodes, qui s’est finalement achevée après sa mort, en 1993.


Jean Maitron fut aussi un militant mais c’est surtout son œuvre et son travail d’historien qui ont constitué son principal engagement. La biographie de Jean Maitron est consultable sur le site Maitron-en-ligne.

- Par qui sont rédigées les notices?

Aujourd’hui, on recense environ un millier d’auteurs de notices pour le Maitron, depuis 1964. Dès les origines, Jean Maitron s’est appuyé sur un réseau de correspondants départementaux, souvent des instituteurs, qui l’aidaient à récolter des informations dans les archives et rédigeaient des notices. Et bien sûr il s’est appuyé sur un certain nombre de collègues historiens et universitaires. Aujourd’hui, les auteurs du Maitron viennent de tous les horizons. Nous continuons bien sûr de nous appuyer sur un réseau de chercheurs et d’universitaires, sur les étudiants de Master et les thésards, sur des enseignants, mais aussi plus généralement sur toutes les personnes qui souhaitent contribuer au dictionnaire. Beaucoup de militants nous aident aussi à récolter des informations, à retrouver des archives, etc. Toutes les bonnes volontés sont les bienvenues pour aider au Maitron, même pour nous aider ponctuellement sur quelques biographies. La connaissance des archives ou du contexte local est en effet indispensable et seul la présence sur le terrain permet de la mobiliser. Nous fonctionnons donc autour d’équipes régionales ou spécialisés sur des corpus spécifiques (par exemple les militants enseignants), le tout étant coordonné par un comité éditorial et par les deux directeurs, Claude Pennetier et moi-même. C’est donc un travail en réseau, grandement facilité aujourd’hui par l’informatique.

- Quels sont les prochaines étapes que vous comptez développer pour le Maitron?

Aujourd’hui, l’ensemble des notices du dictionnaire français est aussi publié sur le site Maitron-en-ligne. C’est devenu l’outil essentiel du développement du Maitron, même si nous restons fortement attaché à l’existence de publications papier, qui offrent d’autres formes de lecture et répondent aussi à un public.

Le Maitron est aussi disponible en ligne.

Outre les biographies déjà publiées, le site accueille des contenus et des corpus spécifiques. Nous avons par exemple un dictionnaire spécifique consacré à l’Algérie (4000 notices), dirigé par René Gallissot, un dictionnaire en cours de constitution sur le mouvement ouvrier francophone aux Etats-Unis au XIXe siècle (2500 notices), dirigé par Michel Cordillot. Les projets en cours incluent un dictionnaire des fusillés et exécutés de la Seconde guerre mondiale, un dictionnaire consacré aux militants d’Afrique subsaharienne et de Madagascar, etc.

Le site permet des mises à jour constantes, quotidiennes. Il est par exemple impossible d’envisager une réédition des anciennes périodes. Avec les supports numériques, nous pouvons désormais procéder à des mises à jour importantes sur les notices du XIXe siècle notamment, pour tenir compte des évolutions historiographiques, des nouvelles archives, etc. Nous ne sommes plus face à des biographies fixées définitivement sur le papier. Mais il est clair que la présence sur internet démultiplie la visibilité et l’accès au Maitron. Or pour nous, le dictionnaire a aussi une mission culturelle.

Le support numérique permet d’envisager d’importants développements dans les outils d’exploitation et de valorisation du Maitron. D’ores et déjà, nous disposons d’un moteur de recherche efficace. Ce n’est toutefois qu’une étape puisque nous procédons à un énorme travail d’indexation des biographies, qui permettra à terme des exploitations quantitatives, et de naviguer de manière plus fine dans les corpus professionnels, géographiques, politiques, syndicaux. C’est tout un champ des possibles qui va s’ouvrir à nous. Mais c’est aussi un gros défi et il faudra que le monde de la recherche et de l’université continue de nous soutenir.

Enfin, toujours grâce aux outils multimédia, nous pouvons développer de nouveaux contenus. Nous diffusons ainsi des vidéos qui reviennent sur une biographie, sur un corpus, sur un événement, etc. C’est notamment le cas d’une série de vidéo consacrées au Dictionnaire biographie du mouvement libertaire francophone. En fin d’année, pour fêter le cinquantenaire du premier volume , nous allons diffuser un webdocumentaire revenant sur l’histoire du Maitron.

- Quelle place tient la Bretagne dans ce dictionnaire biographique du mouvement ouvrier?

Le Maitron s’efforce de couvrir l’ensemble du territoire national, à travers ses équipes ou ses correspondants. Pour la Bretagne, nous disposons d’une équipe extrêmement dynamique, structurée autour de l’Association Maitron Bretagne (ABM) et animée notamment par Christian Bougeard, Alain Prigent et François Prigent. Ils apportent une contribution essentielle, notamment pour la publication de la cinquième période. Pour cette dernière, on compte plus de 2500 biographies de militants ayant joué un rôle en Bretagne (Bretagne administrative, hors Loire-Atlantique). C’est évidemment considérable et cela permet de proposer un panorama extrêmement précis du mouvement ouvrier et social dans cette région, dans l’ensemble de ses composantes, et plus largement de l’histoire sociale et politique de la Bretagne.

Un haut lieu du mouvement ouvrier en Bretagne: les forges de Lochrist. Carte postale. Collection particulière.

Dans le tome 10, à paraître en novembre, on retrouve plus d’une vingtaine de notices importantes dans le volume papier : PERENNEZ Jean-Roger syndicaliste CGT des PTT, résistant; PERRAULT Adolphe, militant PSU, père de Marylise Lebranchu; PICARD Louis, responsable du PC clandestin dans les Côtes-du-Nord, membre du comité central du PCF; POISNEL Jacqueline, militante de la Jeunesse ouvrière chrétienne; PRIGENT Édouard, syndicaliste enseignant, maire intérimaire de Rennes dans les années 1960; PRUAL Jean, métallurgiste, militant de la JOC puis de la CGT et du PCF, maire-adjoint de Saint-Brieuc; QUEMPER Édouard, résistant, vice-président du conseil général des Côtes-du-Nord; RIOT Joseph, militant chrétien, secrétaire de l’UD-CFTC des Côtes du Nord; RALLON Yves, militant SFIO des Côtes-du-Nord; PERRIGAULT Célestin, syndicaliste enseignant; PERRIN Jean, syndicaliste enseignant et militant SFIO; PICHAVANT Yvon, adjoint au maire de Brest; PRAT Roger, militant socialiste, conseiller général et député du Finistère; PRIGENT Armand, militant socialiste, maire de Plougonven; QUINIOU Joseph, marin pêcheur, syndicaliste CGT, maire adjoint du Guilvinec; RANNOU François, ouvrier de l’Arsenal de Brest, résistant, secrétaire de l’UL-CGT de Brest; REEB Henri-Eugène, député SFIO du Finistère; RIOU François, résistant, fusillé en juin 1944; PHLIPPONNEAU Michel, conseiller général socialiste d’Ille-et-Vilaine; RENOUF Albert, cheminot, syndicaliste CGT et militant PSU; PIRIOU Marcel, ouvrier de l’Arsenal de Lorient, secrétaire général de l’UD-CGT du Morbihan; POSTOLLEC Pierre, syndicaliste enseignant, maire socialiste du Faoët; PERON Guillaume, cheminot, responsable FTP du Finistère...

Même si l’échantillon n’est pas parfaitement représentatif, on retrouve différentes composantes importante du mouvement ouvrier et social en Bretagne au cours de la période. Le rôle de certains pôles ouvriers, comme les arsenaux mais aussi les marins-pêcheurs. Le poids croissant de la composante socialiste. La présence et les conquêtes électorales. La Résistance et la répression. Les influences chrétiennes. Pour l’ensemble du dictionnaire il est encore difficile de faire une évaluation de la part prise par les bretons, car l’indexation n’est pas achevée. Mais c’est sans doute plus de 4000 biographies qui sont concernées.