5 questions à ... William Blanc

Depuis plusieurs années, des auteurs tels que Stéphane Bern, Franck Ferrand, ou encore Dimitri Casali se trouvent au cœur d’une importante polémique, accusés d’être des historiens de garde. En Envor n’a jamais souhaité prendre part à ce débat, considérant que celui-ci relevait plus du jeu politique qu’historiographique.

Pour autant, il est difficile d’échapper en cette rentrée littéraire au déferlement médiatique accompagnant la parution du dernier ouvrage de Lorant Deutsch, et au non moins prolifique flot de réponses outrées qui l’accompagne. Or, la mission que nous avons assigné au site enenvor.fr étant, entre autres, de rendre compte de l’actualité de l’histoire contemporaine, il nous semble difficile de ne pas aborder ce débat qui, précisément, fait l’actualité. A n’en pas douter, il sera même au cœur de nombreuses conversations lors des prochains Rendez-vous de l’histoire de Blois.

On peut, ou pas, ne pas être convaincu par l’argumentation des contempteurs des historiens de garde. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête avec vous, cher lecteur, l’unanimité ne règne pas au sein du Comité de rédaction d’En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne et l’entretien qui suit n’y contribuera certainement pas ! Pour autant, nous avons voulu en savoir plus et avons posé cinq questions à William Blanc, doctorant en histoire médiévale, président de l’association d’éducation populaire Goliard(s) et co-auteur avec Aurore Chéry et Christophe Naudin d’un virulent essai dénommé… Les Historiens de garde.

 

Qu’appelez-vous les Historiens de garde ?

Il s'agit d'un mouvement éditorial et médiatique qui vise à remettre au premier plan le roman national. Celui-ci peut être vu comme une forme de récit historique glorieux qui a pour seul but de créer l'adhésion d'une population. L'histoire ne serait ainsi qu'une machine à produire de la cohésion et du patriotisme, et ne serait plus une méthode de compréhension et d'analyse des sociétés passées.

Selon les historiens de garde, remettre le roman national au goût du jour serait vital car nous serions en train de vivre une « crise identitaire ». Il faut comprendre que dans leur esprit, la nation est l'expression d'une identité singulière qui serait restée à peu de chose près la même (Max Gallo parle ainsi de L'âme de le France) depuis les origines, mais qui serait menacée, depuis quelques décennies, par le « communautarisme ».

Cette image d'une nation figée qui serait inscrite dans le sol français depuis l'Antiquité est démentie par les travaux déjà anciens de Benedict Anderson, entre autres.1 La nation est une construction récente, datant du XVIIIe siècle, à laquelle a participé le roman national, qu'il soit républicain ou maurrassien. 

Illustration introduisant le livre premier du célèbre manuel d'histoire de France pour cours élémentaire d'Ernest Lavisse (édition de 1916). Collection particulière.

Pensez-vous qu’il soit équitable de placer dans la même catégorie L. Deutsch et S. Bern ? Si l’un ne cache pas ses opinions, l’autre parait plus relever du sympathique amuseur public.

Stéphane Bern adhère totalement à l'idée de « crise identitaire ». Il s'en est expliqué au Monde le 5 novembre 2012. Pareillement, c'est un soutien indéfectible aux autres historiens de garde. Il a reçu Lorànt Deutsch, notamment pour promouvoir Le Paris de Céline, ouvrage pour le moins douteux que l'acteur a coécrit avec Patrick Buisson. Il a également reçu Dimitri Casali sur les ondes de RTL, qui, tout en fustigeant les programmes scolaires sur des sites d'extrême droite comme bdvoltaire.fr, vous explique qu'il faut un « homme providentiel » pour résoudre la « crise identitaire » actuelle.

Stéphane Bern, loin d'être un amuseur public, représente ainsi un cas symptomatique. Il faut bien comprendre que le mouvement des historiens de garde est avant tout un phénomène médiatique. Ceux qui le portent n'ont de poids que parce qu'ils sont des figures reconnues. Les directions des grandes chaînes (publiques notamment) leur donnent la parole parce qu'ils font de l'audience, pas pour le contenu de l'émission. Avec des gens comme Stéphane Bern, l'histoire se transforme en machine à sous. Il ne s'agit pas de faire réfléchir, mais de vendre des images d'Épinal rassurantes tournant pour la plupart autour des grands hommes et de l'idée d'une France éternelle qui ne bouge pas. L'ennui c'est qu'à force de matraquage (Stéphane Bern, tout comme Franck Ferrand, ont ainsi lancé récemment leurs magazines d'histoire respective, Stéphane Bern dirige aussi plusieurs collections de livres d'histoire) leur audience se mue en autorité et leur récit est le seul à parvenir au grand public.

Illustration tirée du célèbre manuel d'histoire de France pour cours élémentaire d'Ernest Lavisse (édition de 1916). Collection particulière.

Est-ce que le roman national n’est pas un mal nécessaire à la cohésion d’un pays ? De telles fictions historiques n’ont-elles pas une fonction sociologique essentielle dans le cadre d’une certaine affirmation du vivre ensemble d’un pays ?

C'est une question centrale qui nécessite un débat de fond. Nous ne l'avons pas traité dans Les Historiens de garde, faute de place, de temps et surtout d'éléments, car il s'agit là d'un problème à la fois historique, politique et même philosophique. Je me permets de vous fournir quelques pistes de réflexion qui n'engagent que moi.

Tout d'abord, si l'on considère que le but d'une société (ou d'un pays) est de maintenir une certaine cohésion entre ses membres, le moins que l'on puisse dire, c'est que le roman national, qu'il soit républicain ou maurrassien, est un mauvais outil. En imposant une vision faussement positive de l'histoire de France, n'a-t-on pas étouffé les nombreuses mémoires qui, en fin de compte, finissent toujours par ressortir au prix de tensions parfois violentes ? Il faut au contraire que les disciplines historiques dialoguent avec ces mémoires, comprennent ce qu'elles ont à dire, ce qui permettra au final, peut-être, de les apaiser. Sur ce sujet, je ne peux que renvoyer à l'excellent livre de Philippe Joutard, Histoire et mémoires, conflits et alliance   qui insiste bien sur la nécessité d'une histoire modeste (je trouve l'expression très belle) qui écouterait toutes les mémoires. Celles-ci, en retour, doivent à leur tour se montrer modestes et accepter de dialoguer sereinement avec les historiens, même si leurs recherches contredisent les récits mémoriels. Pour parler plus clairement, le dialogue histoire-mémoire permet l'apaisement des tensions, notamment entre un état démocratique et des groupes qui ont l'impression qu'il existe une histoire officielle qui bafoue leur passé.

Pour résumer mon propos, je me permets de citer Antoine Prost, qui écrivait, en 2000, ceci : « On a souvent dit qu'il fallait, pour écrire l'histoire, un certain recul. C'est prendre l'effet pour la cause : l'histoire ne suppose pas une distance préalable, elle la crée. Croire qu'il suffit de laisser les années passer pour prendre du recul est se leurrer : il faut faire l'histoire de ce qui s'est passé pour créer du recul » .

Autre point important. À écouter certains historiens de garde, réhabiliter le roman national serait la solution à tous les maux de la société. Je pense que c'est prêter au récit historique un pouvoir qu'il n'a pas. Lors de la première moitié du XXe siècle, le roman national battait son plein. Presque tous les écoliers ont eu dans les mains le fameux Petit Lavisse. Cela a-t-il empêché les Français d'être en désaccord, de débattre, de se cliver, voire de se faire la guerre pendant cette période ? La réponse est évidemment non.

Cette insistance sur un retour providentiel du roman national a aussi comme effet pervers d'oublier que les solutions aux problèmes quotidiens d'une grande partie de la population ne peut se résumer à lui offrir des mythes historiques en images de synthèses, ni à leur faire consommer de l'image d'Épinal rassurante célébrant une France éternelle. Nos concitoyens se sentiront sans doute plus à l'aise avec les institutions de leur pays lorsqu'ils se sentiront écoutés et respectés par elles. Mais c'est un autre débat...

La Bretagne n’est pas sans connaître quelques mythes régionaux, dont celui fameux des 240 000 morts pendant la Première Guerre mondiale. Quels sont pour vous les historiens de garde du roman régional ?

Vous pensez peut-être aux très nombreuses BD de Reynald Secher consacrées à la Bretagne. Il est clair que le phénomène existe, mais je vous avouerai que c'est une question sur laquelle nous ne nous sommes pas encore penché, aussi, je vais botter en touche et vous dire que c'est également aux historiens locaux (qu'ils soient professionnels ou amateurs) de faire le travail de déconstruction de ce type de récit. Je suis certain que localement, de la bonne vulgarisation existe. Reste aux pouvoirs publics locaux à les appuyer...

 

Précisons si nécessaire que les propos ci-dessus n’engagent que la personne de William Blanc, et en aucun cas le cabinet d’ingénierie mémorielle et culturelle En Envor, éditeur du site enenvor.fr 

 

 

1 ANDERSON Benedict, L'imaginaire national: réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 1996 (1e éd. 1983).

JOUTARD, Philippe, Paris, Histoire et mémoires, conflits et alliance, Paris, La découverte, 2013.

PROST Antoine, « Comment l’histoire fait-elle l’historien? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2000, vol. 65, nᵒ 1, p. 3-12.