Actualités de l'histoire

Alors qu’une cérémonie patriotique était organisée samedi sous l’Arc de Triomphe en marge de la finale de la Coupe de France de football, un grand quotidien breton rendait compte de cette manifestation destinée à rendre hommage aux « 240 000 morts Bretons de la Première Guerre mondiale ». Peu de temps après la publication sur le web de l’article, un fidèle lecteur d’En Envor réagit via un réseau social bien connu et fait remarquer au Community manager  du compte du grand quotidien breton en question que « d’après les historiens contemporains, 130 000 Bretons auraient été tués pendant la Première guerre mondiale », chiffre qui « dans l’absolu, demeure un lourd tribut ».  Immédiatement le journal obtempère , non sans avoir auparavant avoir argué que la plaque aux Invalides mentionne le chiffre de 240 000, et publie un correctif opposant d’une part ce dernier bilan et, d’autre part, l’estimation des « historiens contemporains ».

Message envoyé en réaction à la première version de l'article publié sur le web par Ouest-France.

Anecdotique, cet échange appelle toutefois plusieurs remarques. Tout d’abord, il convient de rappeler que les enjeux de mémoire autour des chiffres des morts pour la France d’une région ne concernent pas que la seule Bretagne. Nous avons d’ailleurs fait il y a quelques semaines la recension dans le troisième numéro d’En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne d’un passionnant article de D. Rey à propos de l’inflation des morts en Corse. De plus, en Bretagne comme ailleurs, ces enjeux de mémoire ne datent pas d’aujourd’hui et sont au contraire déjà bien présents lors de l’inauguration de la fameuse plaque des Invalides. Pour autant, ceci n’est sans doute pas le plus important. On voit bien en effet dans cet échange combien la mémoire tend de plus en plus à faire histoire, puisque cette fameuse plaque des Invalides, expression d’une logique de souvenir, est présentée comme une « preuve », et comment, in fine, les deux s’opposent puisque l’article corrigé présente deux versions, celle de la mémoire et celle de l’histoire. Si le sujet n’était pas aussi dramatique, on serait presque tenté de faire un parallèle avec les estimations du nombre de manifestants lors d’une journée de grève… Mais la question est au contraire d’importance car dans une période où l’on prête à l’histoire des vertus qu’elle n’a peut-être pas toujours – favoriser la réflexion pour préparer l’avenir, souder les communautés… – on voit bien que la condition nécessaire à un débat fructueux est que, précisément, celui-ci se construise à partir de données fiables, c’est-à-dire historiques et non mémorielles.

La fameuse plaque des Invalides. Photo Yann Caradec via Flickr.

C’est d’ailleurs pourquoi on ne peut que souscrire à l’appel de Y. Lagadec formulant ici-même l’espoir que les commémorations du centenaire de la Grande Guerre « contribuent à faire progresser nos connaissances historiques et, plus encore, à les diffuser auprès du plus large public ». C’est également dans cette démarche que nous entendons nous inscrire, tant par ce site internet que par un certain nombre d’autres initiatives dont des colloques – la semaine dernière sur la bataille de Charleroi, dans quelques jours sur la Grande Guerre des Bretons – car nous pensons que ce type de manifestations constitue un moment unique de dialogue au sein même du champ scientifique mais aussi d’ouverture de ce dernier au grand public, celui-ci pouvant assister quasiment en direct à l’écriture de l’histoire. Autrement dit, à l’heure où l’exigence de transparence semble être sans cesse plus importante, le colloque, loin d’être une réunion d’intellectuels poussiéreux, apparait au contraire comme un rare et important moment d’échange et de diffusion de savoirs autour d’une question donnée.

Par ailleurs, tant la diversité que le sérieux des questions posées en histoire contribuent à rendre cette discipline non-seulement passionnante mais essentielle en ce que, précisément, elle tend à contrecarrer les œillères posées sur le passé par la mémoire. Pour rester dans la Première Guerre mondiale, il est évident que ce conflit est une boucherie sans nom assimilable, par bien des égards, à une dramatique régression historique. Pour autant, il est également indéniable qu’elle est la source d’une très importante et efficace protection sociale dont les bases subsistent encore aujourd’hui et qui, précisément, constitue le sujet de l’appel à articles lancé par la Revue d’histoire de la Protection sociale. Une thématique qui rappelle combien l’histoire, en complexifiant les choses, au sens où l’entend Edgar Morin, amène de la subtilité, de la nuance, bref de l’intérêt à notre passé.

Erwan LE GALL