Des étudiants chinois à la découverte de Rennes

Si de nos jours voir un groupe de jeunes Chinois déambuler entre les arcades du Palais du commerce à Rennes n’a rien d’étrange, il suffit de remarquer – dans ce reportage diffusé par l’ORTF – les Citroën DS et les Renault 4, ainsi que le magasin Prisunic de l’autre côté de la place de la République, pour comprendre qu’il est en va tout autrement en 1965.

Le Palais du commerce, à Rennes, à la fin des années 1960. Carte postale, collection particulière.

Cette date n’est pas anodine dans l’histoire de la Chine et de ses relations avec le monde. En effet, cela fait alors tout juste un an – depuis le 27 janvier 1964 très exactement – que le Général de Gaulle a reconnu officiellement la République populaire. Un événement important pour Mao Zedong puisque la France devient ainsi le premier pays occidental à admettre la légitimité du régime communiste proclamé en 1949.  Dès lors, les deux nations établissent un certain nombre de relations qui se traduisent en particulier par l’accueil en France d’étudiants chinois. Il faut rappeler également qu’en 1965, la Révolution culturelle (1966-1969) n’a pas encore eu lieu. Pendant cette période, Mao mobilise la jeunesse chinoise, à travers notamment les « gardes rouges », pour consolider son pouvoir affaibli par l’échec du « Grand bond en avant » (1960-1965). Cette politique conduit également au déplacement d’une grande partie de la jeunesse intellectuelle vers les campagnes, afin qu’elle soit « rééduquée ».

Mais pour le moment, en ce 4 février 1965, « ils sont une trentaine à Rennes, venus de Pékin, de Shanghai ou de Canton », comme le raconte le journaliste de l’ORTF. Ces jeunes Chinois sont en Bretagne pour trois ans, afin d’étudier la littérature française. Il faut dire qu’ils « parlent déjà presque couramment » le français. Une langue qu’ils étudient depuis leurs « études secondaires ». De l’aveu d’un de leurs formateurs, il ne subsiste chez eux que quelques lacunes dans la prononciation. Celui-ci raconte par exemple avoir « découvert que pour certains Chinois de certaines provinces, le B et le N étaient la même lettre. » Ce perfectionnement de la langue française a pour but de leur permettre de « pouvoir l'enseigner, chez eux, un jour, en Chine communiste. »

Ces progrès se font en immersion en côtoyant un groupe d’étudiants français. L’occasion également pour les Chinois de faire découvrir leur gastronomie et les joies de manger avec des baguettes ! Ce dialogue interculturel qui semble s’installer timidement entre les deux groupes d’étudiants est au moins l’occasion de noter qu’ils n’ont pas la même conception de la vie. Une étudiante française confesse ainsi qu’il y a « une chose que je remarque et qui me frappe quand même, c'est qu'elles sont toujours toutes souriantes, toutes radieuses, et qu'on est plus rancuniers qu'elles. » Un enseignant relève quant à lui que « chez eux, ils ont une vie davantage communautaire, tandis que chez nous, on est plutôt, assez, peut-être individualiste. » On remarque, en revanche, que la politique n’a pas l’air d’être un sujet de débat. On semble alors bien loin des milieux maoïstes estudiantins de la fin des années 1960. Il faut dire que la traduction en français du Petit livre rouge ne paraît qu’un an plus tard… et que ces questions ne comptent sans doute pas parmi les préoccupations de l’ORTF.

Carte postale. Collection particulière.

Dans ce reportage c’est bien une certaine vision de la France qui transparaît. Ces jeunes Chinois semblent particulièrement calés sur la littérature classique du XIXe siècle. Ils sont capables d’analyser brillamment l’œuvre de Balzac :

« Balzac est un grand écrivain réaliste. Dans tous ses personnages, il y a toujours une passion dominante. C'est pourquoi dans ce passage, nous avons encore un portrait, c'est aussi un exemple de cette passion. C'est ça : chez lui, c'est la passion. La passion c'est encore comme chez Eugénie Grandet, c'est la soif de l'argent. »

En revanche, quand le journaliste leur demande s’ils connaissent les auteurs contemporains : « Camus, Sartre, Simone de Beauvoir […] Aragon, Elsa Triolet », ils semblent beaucoup moins à l’aise. Un d’entre eux avoue connaître « quelques petits poèmes d’Aragon. » Ces hésitations illustrent sans doute les difficultés d’accès aux œuvres contemporaines sous le régime de Mao. Mais cela montre également que le prestige de l’Hexagone pour les jeunes Chinois des années 1960 demeure largement basé sur le cliché d’une France éternelle, forte de ses grands auteurs classiques. Cependant, avec le développement d’une économie de marché à partir des réformes entamées par Deng Xiaoping dans les années 1970, on peut comprendre que la France, et sa littérature classique, perdent de leur attractivité auprès des étudiants chinois, face au monde anglo-saxon et son business. Et ce, malgré les coopérations qui se renforcent entre la région Bretagne et la province du Shandong depuis 1985, ainsi qu’entre leurs deux capitales régionales Rennes et Jinan depuis le début des années 2000.

Thomas PERRONO