L’Europe à la dérive…

C’est sous ce titre résolument pessimiste que le quotidien de référence Le Monde publie dans son édition du 29 novembre 1975 un article de Pierre Drouin1 dressant le bilan de santé de celle que l’on appelait alors la CEE, la Communauté économique européenne. Celle-ci compte à l’époque neuf membres après un premier élargissement en 1973 ayant conduit, non sans difficultés, à l’intégration du Danemark, de l’Irlande et surtout du Royaume-Uni. C’est en prévision du Conseil européen, qui doit se tenir à Rome du 1er et 2 décembre 1975, que Le Monde publie cet article qui constitue un intéressant et troublant, tant par certains égards il semble actuel, instantané de la construction européenne.

Cette réunion se déroule quinze jours après un important sommet international, tenu à Rambouillet du 15 au 17 novembre 1975, rencontre qui jettera les bases du futur G6, club informel réunissant les 6 pays démocratiques – nous sommes encore en pleine guerre froide – les plus industrialisés. Mais, à en croire Le Monde, la confiance et l’unité de façade sont trompeuses puisque les relations paraissent souffrir de l’attitude de Londres qui aurait une « conception tout à fait personnelle de la Communauté ». La situation est d’ailleurs telle que Pierre Drouin n’hésite pas à faire sienne l’interrogation du général de Gaulle : fallait-il empêcher le Royaume-Uni d’entrer dans la communauté ? Une question qui n’est pas sans, de temps à autres, resurgir en cas de crise… Mais au lieu de verser dans une anglophobie d’autant plus facile qu’elle est un réflexe historique de ce côté-ci de la Manche, le quotidien du soir se livre à une intéressante critique des positions françaises, avançant même l’idée que durant les années 1960 Paris « a joué au sein des communautés européennes un rôle d’enfant terrible qui ne se remarquait pas moins que celui de la Grande-Bretagne aujourd’hui ». Et de rappeler la crise de 1965 dite de la chaise vide relative (déjà) à la politique agricole commune.

A ce propos, on remarquera avec attention qu’en 1975 « l’Europe verte » désigne les territoires communautaires qui bénéficient des retombées de la politique agricole commune, outil politique présenté par Le Monde comme le véritable socle de la Communauté économique européenne. Or, lorsque l’on sait la nature fondamentalement productiviste de cette PAC, on mesure combien est important le revirement sémantique de cette expression, aujourd’hui associée à la protection de l’environnement et à des modèles économiques plus écoresponsables. Mais il est vrai que, pour ne parler que du cas de la France, la candidature de René Dumont aux élections présidentielles de 1974 est avant tout anecdotique (1, 32% soit 250 000 suffrages de moins qu’Arlette Laguiller mais plus qu’Alain Krivine et Jean-Marie Le Pen réunis). Il faut en réalité attendre les dernières années du XXe siècle pour assister à une conversion écologique des discours, la question des actes étant, comme chacun le sait, bien différente.

Lors du Conseil européen de Rome, le 1er décembre 1975. EC audiovisual services: P-001965/04-13.

Mais surtout, ce qui frappe à la lecture de cet article publié en 1975, c’est combien la nature même de ce que doit être l’Europe fait débats, et ce en des termes qui, après un élargissement à 27 et la création d’une monnaie commune, semblent bien familiers. Entre Europe des Nations, idée qui pour le coup réunit le Paris de la Ve République et Londres,  et « Etats-Unis d’Europe chers à Jean Monnet », la fracture est réelle, à tel point que pour Pierre Drouin la construction européenne est en cette fin d’année 1975 dans une véritable « ornière », du fait de ce problème institutionnel. Et il est savoureux de lire que l’une des portes de sortie envisagée est l’élection au suffrage direct des parlementaires européens, scrutin qui selon Le Monde devrait « rendre l’Europe plus sensible au cœur des citoyens ». A en juger par l’érosion constante des taux de participation depuis les premières élections européennes, en 1979, on peut néanmoins sérieusement en douter.

Erwan LE GALL

1 COPPOLANI, René, et GARDAIR, Jean-Michel, La France de 1945 à 1976 à travers un choix d’articles du Monde, Paris, Hatier, 1976, p. 80-82.