La semaine où le « nuage » de Tchernobyl survola la Bretagne

Le 26 avril 1986, l’explosion du réacteur n° 4 de la centrale de Tchernobyl provoque une catastrophe nucléaire majeure. Les effets sont ressentis – et se ressentent toujours – à travers toute l’Europe. Pourtant, très vite, les autorités françaises multiplient les discours rassurants, prétextant, notamment, l’éloignement de l’Hexagone. Ainsi, la Bretagne, à l’extrémité ouest de l’Europe, aurait été encore plus épargnée que les autres régions métropolitaines. Pourtant, les Bretons se sentent tout autant concernés que les autres Français comme en témoigne le traitement médiatique du quotidien finistérien Le Télégramme.

Le réacteur n°4 de la centrale de Tchernobyl quelques semaines après l’explosion. Cliché Igor Kostine.

Dans les heures qui suivent l’accident nucléaire, les compteurs européens relèvent avec étonnement une augmentation anormale des taux de radioactivité. Pendant près de 48 heures, les occidentaux suspectent un problème en Union soviétique. Mais Mikhaïl Gorbatchev, bien que partisan de l’ouverture du régime, hésite encore à communiquer. Finalement, Moscou annonce le 28 avril qu’un accident « aurait » fait des morts à Tchernobyl. Le Télégramme n’est pas dupe et affirme que les dirigeants soviétiques tentent désespérément « de convaincre le reste du monde qu’ils maîtrisent parfaitement la situation » (30 avril 1986, p. 2). Le quotidien critique le « culte du secret de Moscou » et suspecte qu’il y aurait déjà eu deux catastrophes nucléaires par le passé en « 1960, ou 1961 » et surtout le « 23 mai 1958 [qui] aurait fait des milliers de morts et transformé en désert contaminé une surface de 15 000 hectares ». Conscients de la partialité de l’information, les journalistes usent allègrement du conditionnel pour relayer les communiqués officiels, comme lorsqu’ils annoncent que, le 5 mai, 49 000 personnes « auraient » été déplacées de la région de Tchernobyl.

La situation en URSS intéresse finalement peu le quotidien qui se recentre sur les préoccupations plus concrètes des Bretons. Il annonce, par exemple, le rapatriement des cinq étudiants bretons de l’Université de Haute Bretagne en stage à Minsk, à environs 400 km de la centrale nucléaire (5 mai 1986, p. 2). Mais surtout, Le Télégramme informe quotidiennement ses lecteurs du « déplacement du nuage radioactif » que toute « l’Europe suit avec inquiétude » (30 avril 1986, p. 2). Conformément aux informations relayées par les autorités françaises, le journal breton affirme le 30 avril qu’il n’y a « pas de risques pour l’Europe occidentale », et donc, encore moins pour la Bretagne. Ici pas question de frontière imperméable mais bien d’un fort vent d’ouest qui permet un juste « retour à l’envoyeur » (30 avril 1986, p. 2).

Le professeur Pierre Pellerin, directeur du Service central de protection contre les rayonnements ionisants, affirme de son côté que « ni la situation actuelle, ni son évolution ultérieure ne justifient dans notre pays quelque contre-mesure sanitaire que ce soit » (3-4 mai 1986, p. 2). Les propos du scientifique sont confortés par une carte de l’Europe où apparaissent les relevés des radiations. En Bretagne, les mesures prélevées sont alors 1,6 fois plus élevées que « la normale ». Si selon Pierre Pellerin le « nuage » n’a aucune conséquence sur la santé des Bretons, en revanche, il provoque des effets indésirables pour les agriculteurs et les pêcheurs. En effet, les autorités italiennes, grecques et espagnoles exigent dès le 5 mai un certificat de non-radioactivité pour toutes les « denrées d’origine animale » qu’elles importent de France, dont les « poissons bigoudens » pêchés au Guilvinec (12 mai 1986, p. 2).

A la mi-mai, alors que tout semblait rentrer dans l’ordre, une polémique éclate. « Certains milieux écologiques et scientifiques » accusent les autorités publiques d’avoir minimisé l’impact sanitaire du « nuage » radioactif (13 mai 1986, p. 2). Une « partie de la presse française » dénonce vigoureusement le « silence des autorités » et, inévitablement, l’opinion publique s’emballe à son tour. Cette dernière exige des explications qu’elle obtient dès le 12 mai par l’intermédiaire du ministre de l’Industrie – et député d'Ille-et-Vilaine –, Alain Madelin qui annonce la mise en place d’une structure interministérielle pour informer la population « en toute transparence ». Il déclare à cette occasion que les radiations enregistrées fin avril étaient « 100, 200 à 400 fois » supérieures à la normale mais qu’elles ne constituaient aucun danger. Cette annonce, censée rassurer la population, provoque pourtant un effet contraire comme en témoigne Le Télégramme (13 mai 1986, p. 2):

« La nouvelle avait causé un certain étonnement puisque l’opinion publique était persuadée que la France, étrangement, avait été l’unique pays d’Europe à être épargné par la radioactivité. La semaine dernière, on s’étonnait déjà que les autorités françaises aient été les seules à ne décréter aucune mesure d’ordre sanitaire, comme le faisait nos voisins allemands, italiens ou néerlandais. Ce qui amenait certains à se demander pourquoi, sur la rive droite du Rhin, les agriculteurs allemands se voyaient obligés, par exemple, de détruire leurs salades, tandis que sur la rive gauche, à quelques kilomètres de là, leurs collègues français continuaient à vendre les mêmes salades. »

Un maraîcher ukrainien, au milieu de ses légumes contaminés. Collection particulière.

La transparence des autorités françaises est tout autant pointée du doigt que ne l’était celle du régime soviétique quelques jours plus tôt. Beaucoup d’éléments sont avancés pour comprendre cet « imbroglio » : tergiversations liées au début de la première cohabitation (Jacques Chirac est devenu Premier ministre le 20 mars), inexpérience des scientifiques dans la gestion d’une crise unique, controverses sur les « façons de mesurer et de chiffrer la radioactivité »… Mais Le Télégramme identifie également d’importants enjeux politiques et économiques liés l’industrie nucléaire en France. L’action des gouvernements successifs a permis de redorer une image longtemps controversée. En effet, « le programme nucléaire français admiré par de nombreux étrangers, ne souffrait (presque plus), d’aucune contestation à l’intérieur de l’Hexagone » (13 mai 1986, p. 2). Or, l’accident de la centrale de Tchernobyl – comme celle de Fukushima en 2012 – renvoie inévitablement à un problème franco-français : celui de la sécurité de ses propres centrales…

Yves-Marie EVANNO