Ouest-France, Lavrenti Béria et les intrigues du Kremlin

Il n’est pas vain d’affirmer que la mort de Joseph Staline bouleverse l’équilibre du monde. La disparition du dictateur, le 5 mars 1953, suscite un tel vent d’espoir dans les pays du bloc communistes qu’elle soulève rapidement une vague de contestations, ce dont sont parfaitement au courant les Bretons. Si les grèves ouvrières qui éclatent en Allemagne sont certainement les plus célèbres, Ouest-France rappelle qu’au début de l’été 1953 « la révolte couve en Pologne aussi, que la paysannerie en Hongrie, en Roumanie, Bulgarie et jusqu’en Yougoslavie est dressée unanime contre la collectivisation »1. Jamais depuis la fin de la guerre, l’Union soviétique n’a semblé aussi fragile. Pourtant, la crise n’est pas encore à son comble. Révélée le 10 juillet 1953, la révocation de Lavrenti Béria, qui venait tout juste d’entamer une politique d’ouverture vers le bloc occidental, plonge le monde dans l’expectative.

Lavrenti Béria avec sur ses genoux, la fille de Joseph Staline, qui lui se trouve en arrière-plan sur la photo (sans lieu, ni date). Wikicommons.

Avec Gueorgui Malenkov et Viatcheslav Molotov, Lavrenti Béria est l’un des trois hommes forts qui prennent temporairement la succession de Joseph Staline durant le printemps 1953. Connu pour être « chef tout puissant de la police secrète », il apparaît, aux yeux de la presse occidentale, comme étant le candidat le mieux placé pour accéder au pouvoir. Depuis plusieurs semaines, de nombreux observateurs – ces fameux « kremlinologues » réduits à évaluer l’ampleur des purges en identifiant les « manquants » sur les clichés retouchés par la propagande soviétique – pensaient d’ailleurs qu’il détenait « virtuellement prisonnier » son principal rival, Gueorgui Malenkov. Dès lors, sa révocation surprise provoque une véritable onde de choc en occident.

Du côté de Moscou, on justifie cette mise à l’écart en affirmant avoir découvert que Lavrenti Béria menait des « activités criminelles […] conçues à saper l’Etat soviétique dans l’intérêt du capital étranger ». Les accusations de genre sont finalement assez classiques en URSS et elles ne parviennent pas à convaincre les médias occidentaux. Ouest-France objecte ainsi que l’accusé a lui-même dirigé, durant de nombreuses années, « un gigantesque appareil policier [qui] a pourchassé et liquidé tous les éléments qualifié de réactionnaires ». Vu de Rennes, on pense plutôt que Lavrenti Béria était devenu une cible après qu’il se soit « trop visiblement » arrogé « la majeure partie du pouvoir », et que c’est au moment « où il croyait s’ouvrir la route du pouvoir absolu qu’il a été abattu par ses rivaux coalisés contre lui ». De surcroît, il représentait le « bouc émissaire » idéal, celui qui endosse l’entière responsabilité face « aux mouvement qui ébranlent depuis quelques semaines l’empire des Soviets ».

L’enjeu de la succession de Staline ? Le contrôle du Kremlin. Carte postale. Collection particulière.

Ces intrigues moscovites rafraichissent une nouvelle fois les relations entre les deux blocs alors que la politique amorcée par Lavrenti Béria laissait supposer aux puissances occidentales que « le moment était favorable pour se rapprocher du Kremlin ». Londres y voit « le premier signe du retour à la dictature unique », tout en craignant que l’espoir d’une paix durable ne s’éloigne… Toutefois, avant de juger définitivement la situation en URSS, l’occident attend de connaître l’identité du succsseur de Joseph Staline. Dans cette quête du pouvoir, les observateurs estiment que Gueorgui Malenkov « a gagné le premier round » et qu’il ne lui reste plus qu’à remporter son duel face à Viatcheslav Molotov. Or, si en ce début du mois de juillet 1953 « on entend guère parler de Nikita Khrouchtchev », c’est pourtant lui qui sortira vainqueur des intrigues du Kremlin, au terme d’une été riche en rebondissements.

Yves-Marie EVANNO

 

 

1 « Troisième personnage de l’URSS, après Malenkov et Molotov, le maréchal Béria est révoqué », Ouest-France, 11-12 juillet 1953, p. 1-2.