Les prisonniers de guerre, « oubliés de l’histoire » ? Le Carnet de Roger, ou les tribulations d’un PG breton

 

Les prisonniers de guerre, grands « oubliés de l’histoire » : l’expression revient comme un leitmotiv sous la plume de nombreux auteurs, arguant du fait que l’Histoire ne s’intéresserait guère aux vaincus. La réalité est fort différente, ces prisonniers ayant fait, depuis fort longtemps, non seulement l’objet de multiples publications – d’inégale qualité il est vrai – mais tenant aussi, de manière plus générale, une place non-négligeable dans la filmographie. Pour n’en rester qu’au Second Conflit mondial, de La grande évasion à La vache et le prisonnier, des tribulations des compères de la – fameuse – 7e compagnie à Furyo ou au Pont de la rivière Kwaï, les exemples ne manquent pas de ces productions mettant en scène la captivité de guerre dans toute sa diversité.

La BD s’est – peut-être – intéressée plus tardivement à ce sujet. Deux albums parus ces dernières années contribuent cependant à renouveler profondément le genre : le Moi, René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag IIB, de Jacques Tardi, paru en 2012, est de ceux-là. Il avait été précédé de quelques mois par Le carnet de Roger, de Florent Silloray, qui pour nous a entre autres intérêt de suivre le parcours d’un combattant breton de 1939-1940, Roger, jeune maraîcher de Saint-Sébastien-sur-Loire, dans la proche banlieue nantaise.

La concentration des troupes pour celle que l'on a nommé la drôle de guerre.

L’album débute par une dizaine de planches couleur sépia, narrant le basculement dans la guerre du réserviste début septembre 1939 : l’annonce de la mobilisation à Saint-Sébastien, la séparation avec Suzanne, sa fiancée, la route vers Nantes, les consignes aux clients du marché de gros pour leur dire qu’il faudra désormais traiter avec sa sœur qui prend en charge la gestion de l’exploitation, les jours d’attente dans la caserne avant de rejoindre l’Est de la France. L’histoire prend sens lorsque l’on découvre, quelques pages plus loin, des planches en couleurs qui nous plongent dans le drame familial que constitue la mort d’un grand-père, dont les cendres sont jetées dans l’Erdre « qui borde la propriété familiale ». « Il nous reste une fine particule de cendre au creux de la paume » écrit Florent Silloray en se remémorant cet épisode. « Personne n’ose s’essuyer les doigts. Mon grand-père finit la journée au fond de toutes nos poches »…

Désormais, l’histoire de Florent et de son grand-père Roger vont se mêler dans un récit savamment construit, passionnant, mêlant au parcours du combattant de 1939-1940 capturé dès le 15 mai 1940 celui de son petit-fils parti sur ses traces, des Ardennes au Brandebourg en passant par la Belgique, plus de 60 ans plus tard. Le fil conducteur de ces deux « histoires parallèles », c'est le carnet rédigé par Roger durant la guerre, avant comme après sa capture, retrouvé presque par hasard dans le tiroir d’un secrétaire à son décès. Une source « classique » pour les historiens des deux conflits mondiaux, une relique d’une toute autre valeur pour son petit-fils illustrateur.

Un moment important du récit: la découverte du carnet.

La « drôle de guerre » en Lorraine, la camaraderie avec Cotten, Breton comme lui, avec qui il se partage la responsabilité d’un attelage hippomobile, l’entrée en Belgique le 10 mai 1940, les attaques des Stukas, le repli aussi, dès le 14 mai, sous la pression de l’ennemi : rien ne nous échappe. L’on suit entre autres Florent Silloray à la recherche du lieu où son grand-père a été capturé, partageant son émotion : « à droite, des champs en dévers qui grimpent jusqu’à un bosquet… c’est là. Un frisson dans le dos me le confirme. Papy est encore comme perché sur mon épaule »…

C’est là en effet, le 15 mai 1940, que le convoi de Roger est pris dans une embuscade. Cotten est touché d’une balle au visage et au cou, un autre camarade meurt rapidement. Il faut se rendre. Débute alors une autre aventure : celle de la captivité. Aux longues marches vers la Belgique, en compagnie de Jean Legac – « un Breton de ma compagnie » écrit Roger –, succède le transport en train, dans « une chaleur étouffante », vers l’Allemagne. Le prisonnier atteint le Stalag IVB de Mühlberg le 23 mai. Le récit se poursuit, vivant et souvent poignant, surprenant aussi comme cette évocation du passage de nationalistes bretons dans le camp dès le 9 juin 1940 : De Beauvais, entre autres, est sifflé par les prisonniers pendant son discours. « Les Bretons sont avant tout des Français » note Roger. L’épisode est connu ; mais le récit fait par un prisonnier prend ici une valeur particulière.

 Au cœur de la démarche de Florent Silloray.

Alors que les conditions de vie dans le Stalag se détériorent, Roger se porte volontaire « avec Legac » pour « un groupe qui part cultiver la terre » début juillet 1940, dans le village de Domsdorf. Les prisonniers ne sont cependant pas utilisés dans une ferme mais dans une mine de charbon. La vie y est finalement moins pénible qu’en camp : la nourriture est meilleure, les sentinelles plus compréhensives, les premières lettres arrivent aussi de France tandis que les prisonniers peuvent goûter à la bière allemande… Le carnet de Roger s’arrête au 1er janvier 1941, en plein hiver. L’on ne sait rien de la suite de la captivité du Nantais, si ce n’est en ce qui concerne son retour : un périple de trois mois, au printemps 1945, pour une bonne part en bicyclette, du Brandebourg à la frontière française. Il y retrouve Suzanne, qu’il épouse en 1946.

Les 100 et quelques planches de l’album ont été parcourues d’un trait, pris que l’on est par les deux histoires parallèles, la force des dessins, leur justesse aussi. L’amateur de BD est comblé, tandis que l’historien y trouve lui aussi son compte. On ne peut donc que recommander vivement la lecture de cet album – d’ailleurs primé à Quai des Bulles en 2011 –, par certains aspects plus fort que celui Tardi, quand bien même son auteur n’a pas la même renommée.

Yann LAGADEC

SILLORAY, Florent, Le carnet de Roger, Paris, Sarbacane, 2011.