Les gros botou koed de « Jean-Corentin Carré. L’enfant soldat »…

Alors que la BD nous a offert, ces dernières années, des œuvres de premier plan dans lesquelles l’historien trouve matière à réflexion, l’espoir était grand lorsque l’on a appris la parution d’un Jean-Corentin Carré. L’enfant-soldat aux éditions Paquet1.

L’arrivée au front.

Le sujet est en effet riche. Tout d’abord parce que le parcours de l’adolescent du Faouët, sans être unique, est exceptionnel : né en 1900, engagé à 15 ans en mentant sur son âge et sur son identité, il rejoint le front au sein du 410e RI, un régiment récemment formé à Coëtquidan. Rapidement promu sous-officier au feu, décoré de la croix de guerre, il avoue sa véritable identité en 1917 lorsqu’il atteint l’âge légal pour s’engager comme volontaire. Quelques mois plus tard, en mars 1918, passé dans l’aviation, il meurt lorsque son appareil est abattu, à 18 ans donc. Ses origines rurales et bretonnes constituent par ailleurs sans doute un ressort supplémentaire pour une œuvre de fiction.

Un sujet riche aussi, en raison de l’importance de la documentation disponible sur le jeune « héros du Faouët » : outre ses propres écrits (pour le moins en ce qui concerne la période 1915-1917), la presse locale évoque son parcours dès 1917. En 1918, le conseil général du Morbihan adopte une motion le concernant. Dès 1919, Emile Gilles puis André Fontaine vantent les mérites qui du « petit poilu du Faouët », qui du « plus jeune héros de la guerre », non sans une certaine exagération d’ailleurs, dans deux petits ouvrages complémentaires. Depuis, les travaux se sont multipliés, mettant notamment en perspective le cas Jean-Corentin Carré2.

Las. Loin du Tardi de C’était la guerre des tranchées, très loin du duo Kris/Maël de Notre mère la guerre, très loin du Joe Sacco de La Grande Guerre. Le premier jour de la bataille de la Somme, Pascal Bresson, Stéphane Duval et Lionel Chouin nous proposent un album qui ne convainc guère. Passons rapidement sur le dessin : c’est en effet, pour une large part, une affaire de goût ; en un mot, on aime ou on n’aime pas3. En revanche, le changement de dessinateur en cours d’album est pour le moins malheureux. Quant au scénario, ses grosses ficelles ne sont pas sans rappeler le « bourrage de crane » alors à l’œuvre. Des exemples ? On en trouverait à la pelle, à commencer par le choix fait dans la présentation de l’officier commandant la section de Corentin Carré : un Parisien – forcément… –, alors que les JMO du 410e RI révèlent fort logiquement la présence des lieutenants de Talhouët, Huet, Roche, Le Quéré, Le Goaster, entre autres, à cette date, dans ce régiment largement recruté en Bretagne ; un abruti – par définition –, alors même que l’ensemble des écrits de Jean-Corentin Carré disent le contraire de ses rapports à la hiérarchie militaire, notamment à cette échelle de la section, de la compagnie, du bataillon, dont les cadres de contact sont issus souvent de milieux proches de celui du jeune poilu du Faouët, réservistes tout comme lui promus sous-officiers ou officiers.

Quelques cases plus loin, il est question de la 410e compagnie, au lieu du 410e RI…

Les erreurs historiques, souvent grossières, n’arrangent rien. Certes, l’on pourra toujours avancer qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. Mais, dans une collection intitulée « Mémoire 1914-1918 », alors que la 4e de couverture rappelle que l’album est « tiré d’une histoire vraie », un effort minimal de documentation n’aurait sans doute pas été inutile. Les premières vignettes suffiraient à illustrer la chose : Jean-Corentin Carré y est figuré sur des falaises dominant la mer. Celles – réputées ! – du Faouët après un net réchauffement climatique et la submersion d’une partie du Morbihan ? Il n’y a bien évidemment que fort peu de chance qu’un enfant issu d’un milieu aussi modeste que celui de Jean-Corentin Carré ait jamais fait, avant 1914, les quelques dizaines de kilomètres le séparant de la mer – et notamment de côtes rocheuses telles que celles ici représentées.  L’on sait aussi et surtout que, depuis novembre 1913 – Emile Gilles le dit très explicitement dans son petit ouvrage sur le sujet –, l’adolescent vit à… Mauléon, département des Basses-Pyrénées, où il travaille comme commis aux écritures du percepteur. C’est d’ailleurs à Pau qu’il signe son engagement début 1915, avant de revenir en Bretagne en raison de son affectation au 410e RI – sans doute a-t-il d’ailleurs demandé à rejoindre une unité bretonne, les engagés volontaires ayant la possibilité de choisir leur arme et, peut-être dans certains cas, leur régiment.

C’est, à en croire la BD, le départ de son père, mobilisé, qui pousserait Jean-Corentin Carré à s’engager (p. 9) : or son père, Louis, né en 1862, est non seulement trop âgé pour avoir été concerné par la mobilisation d’août 1914, mais il n’a même jamais porté les armes, ajourné pour « défaut de taille » comme le révèle sa fiche matricule, accessible en ligne sur le site des Archives départementales du Finistère. La rencontre supposée du père et du fils sur le front, en 1915, confine alors au ridicule (p. 19), tout comme le défilé d’un hypothétique 54e RI au Faouët eu août 1914 (p. 11). Le 54e RI est un régiment de… Compiègne, dont on a du mal à comprendre ce qu’il serait venu faire dans cette grande ville de garnison (!) qu’est le chef-lieu de canton du Morbihan en août 1914. S’agirait-il alors, au regard de l’âge canonique de Louis Carré, du 54e régiment d’infanterie territoriale, qui aurait ainsi fait un détour par Le Faouët en venant… de Besançon pour rejoindre à nouveau la préfecture du Doubs dont il assure la défense en août-octobre 1914 ?

La falaise de la Paimpolaise ?

Inutile d’en dire plus, d’étoffer la longue liste des incohérences de cet album qui a tout de la finesse d’un Minenwerfer ou d’un 210 tombant sur les lignes françaises. Il serait facile de dresser la liste des nombreuses BD de pure fiction qui nous en apprennent finalement beaucoup plus sur les combattants de la Grande Guerre pour ne pas insister plus longtemps sur celle-ci qui, malgré ses prétentions « historiques », dessert non seulement la connaissance de cette période, mais celle d’un parcours extraordinaire qui méritait mieux que ce récit en gros botou koed.   

A notre plus grand regret. En espérant que le tome 2, déjà annoncé, renouera avec l’histoire.

Yann LAGADEC

 

BRESSON, DUVAL, CHOUIN, SIMON, Jean-Corentin Carré, l’enfant-soldat, Tome 1, 1915-1916,  Genève, Editions Paquet, 2014.

 

 

 

1 BRESSON, DUVAL, CHOUIN, SIMON, Jean-Corentin Carré, l’enfant-soldat, Tome 1, 1915-1916,  Genève, Editions Paquet, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Voir, à titre d’exemple, les travaux de AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane , La guerre des enfants, 1914-1918 : essai d’histoire culturelle, Paris, Armand Colin, 1993, qui évoque le cas Carré à plusieurs reprises, ou encore, à l’échelle de la Bretagne, LAGADEC, Yann, « Enfants soldats : au front à 15 ans », Place publique. La Revue urbaine. Rennes et métropole, n° 30, juillet-août 2014, p. 28-32.

3 Notons cependant que l’on est ici très loin des dessins très – trop diront certains – léchés d’un Romain Hugault, à qui l’on doit les planches, entre autres, des séries Le Grand Duc ou Le pilote à l’edelweiss, publiées par la même maison d’édition Paquet.