Superbe Armen

Pendant la Seconde Guerre mondiale, toute la Bretagne est occupée. Même les éperons rocheux les plus inaccessibles, même le phare d’Armen1. Si cela peut, à première vue, paraitre surprenant, cette situation ne fait en réalité que souligner l’importance stratégique de la péninsule armoricaine pendant ce conflit. Le changement est d’ailleurs perceptible dès le 3 septembre 1939, date à laquelle le service des Phares et balises passe sous autorité militaire : la tâche essentielle est dès lors moins de faciliter la navigation que d’assurer la surveillance du littoral. C’est cette logique qui prévaut quelques mois plus tard, aux yeux des Allemands2.

Carte postale. Collection particulière.

Afin qu’ils ne puissent pas servir de guide aux raids aériens ou à d’hypothétiques débarquements alliés, les phares sont systématiquement éteints, à l’exception de quelques-uns jugés comme indispensables à la marine allemande. Ceux-ci sont alors placés sous l’autorité de l’occupant, afin qu’ils ne puissent faire double-emploi, et ne sont allumés que lors de l’approche d’un navire allemand. Habitués à une certaine forme de solitude, les gardiens de phares en mer se voient donc contraints de faire équipe avec des soldats du Reich. Or c’est précisément cette cohabitation subie et particulièrement difficile qui est l’objet d’une magnifique bande-dessinée de Briac parue en 2008 aux éditions Le Télégramme3.

Dans leur maître-ouvrage sur l’histoire des phares, Jean-Christophe Fichou, Jean-Noel Le Henaff et Xavier Mevel avancent que « qu’elle prenne un tour cocasse ou dramatique, la vie quotidienne dans les phares en mer sous l’Occupation aurait certes pu servir de trame à un roman psychologique des plus passionnants tant les rapports humains sont exacerbés »4. C’est précisément ce que fait Briac dans cet album dont la force du trait et des personnages n’égalent que la rigueur historique.

Derrière Kerninon Jean-Pierre Abraham?

Les connaisseurs de l’histoire des phares et plus singulièrement de celui d’Armen seront en terrain connu avec cet album et pourront même reconnaitre sous les traits de Kerninon le poète Jean-Pierre Abraham, ancien gardien de ce phare, co-auteur du célèbre cours des Glénans – que tous les voileux connaissent – et co-fondateur de la revue Ar Men ! Mais, indépendamment de ce sympathique clin d‘œil, cet album se révèle être un véritable livre d’histoire. La barrière de la langue avec des soldats qui maîtrisent d’autant moins le Français que le vocabulaire lié aux phares est nécessairement technique (p. 10), la difficile cohabitation au moment des repas où l’occupant mange à sa faim quand les gardiens sont eux astreints aux rigueurs du rationnement (p. 13), c’est bien une étude particulièrement détaillée de ce huis clos que dresse cette remarquable bande-dessinée. Briac rappelle même l’anecdote rigoureusement authentique de cet acte de bravoure d’un gardien sauvant un soldat allemand tombé à l’eau en tentant de récupérer un cormoran qu’il venait d’abattre avec son Mauser ! (p. 17)

Si l'on devait formuler une seule critique à l'endroit de cet album, cela serait sans doute celle du lettrage.

Dès lors, lorsque la fiction historique se base sur une trame documentaire aussi sérieuse que celle constituée par Briac pour son récit, les libertés prises par l’auteur ne peuvent que servir l’album et, par la même occasion, rappellent combien la fiction peut être un magnifique moyen, lorsqu’elle est maîtrisée, de dire l’histoire. Dans Armen, ceci s’incarne notamment dans une magnifique vignette où, du haut du phare, en pleine nuit, le lecteur peut découvrir les lueurs de Brest bombardée par les alliés (p. 31).

En définitive, la subtilité du trait, qui n’est pas sans rappeler celui d'Enki Bilal, la finesse du récit et la précision absolue du corpus documentaire échafaudé pour l’occasion, érigent cet album de Briac en véritable référence de la bande dessinée d’histoire. Un classique absolu qui ne peut pas ne pas figurer dans votre bibliothèque.

Erwan LE GALL

BRIAC, Armen, Brest, Editions Le Télégramme, 2008.

 

1 Armen s’orthographie de la sorte pendant l’occupation allemande.

2 Pour une histoire des phares pendant la Seconde Guerre mondiale on renverra à l’excellent FICHOU, Jean-Christophe, LE HENAFF, Jean-Noël, MEVEL, Xavier, Phares. Histoire du balisage et de l’éclairage des côtes de France, Douarnenez, Le Chasse-Marée / ArMen, 1999, p. 353 et suivantes.

3 BRIAC, Armen, Brest, Editions Le Télégramme, 2008. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

4 FICHOU, Jean-Christophe, LE HENAFF, Jean-Noël, MEVEL, Xavier, Phares…., op. cit., p. 357.