L’ambiguïté coloniale : Auguste Pavie, explorateur de l’Indochine

La Bretagne est communément vue comme une terre d’explorateurs. Il est vrai que nombre de marins bretons ont parcouru les océans du globe. Il suffit de penser au Malouin Jacques Cartier, premier explorateur du Saint-Laurent ; ou au Cornouaillais Yves Joseph de Kerguelen de Trémarec qui sillonna le Pacifique sud et l’Océan indien en quête du continent austral. Toutefois, avec la constitution de l’empire colonial français au XIXe siècle, les aventuriers et les explorateurs prennent un autre visage. Il en est ainsi d’Auguste Pavie, né à Dinan le 31 mai 1847 et rouage essentiel de l’administration française en Indochine.

Auguste Pavie (debout, 3e depuis la gauche) et Pierre Lefèvre-Pontalis en 1893 avec des interprètes cambodgiens à l'École coloniale. Wikicommons.

Issue d’une famille originaire de Dordogne, c’est le grand-père d’Auguste Pavie qui s’établit dans les Côtes-du-Nord au début du XIXe siècle, en étant nommé gendarme à cheval à Plancoët. Son père, également gendarme, connaît des mutations régulières dans le département : Loudéac, Saint-Quay et Guingamp. C’est d’ailleurs dans la sous-préfecture trégoroise, que le jeune Auguste effectue la majorité de ses études. Âgé de seulement 17 ans, il s’engage en 1864 dans l’armée, de terre tout d’abord, la Marine ensuite. Il espère alors faire partie de l’expédition du Mexique lancée par Napoléon III. Mais c’est vers l’Asie, plutôt qu’en Amérique, que son horizon se dessine. Il débarque ainsi à Saïgon au début de l’année 1869, où il travaille au sein du service des Postes et Télégraphes. Alors qu’il souhaite revenir en France à l’occasion de la guerre de 1870 ; il ne prend part qu’aux combats sous les forts de Paris lors de la Commune, en 1871. L’année suivante, il est de retour à Saïgon.

Il débute alors, à partir de 1876, une carrière d’explorateur au Cambodge. Mais à la différence de ses prédécesseurs de l’époque moderne qui cherchaient à conquérir de nouveaux territoires, Pavie a pour but de comprendre la culture et les modes de vie des hommes qui peuplent des territoires déjà conquis par la puissance coloniale française. Il se prend ainsi de passion pour la culture cambodgienne. Il apprend notamment la langue khmère et fréquente les moines bouddhistes. Se dessine alors un personnage très ambivalent, à la fois pétri d’ethnologie et de connaissances, tout en perpétuant la domination coloniale sur ces peuples autochtones.

Au XIXe siècle, celle-ci se conjugue avec la domination physique des territoires, ceux-là même qui forment la « plus grande France ». C’est ainsi qu’entre 1881 et 1885, il se voit confier la direction du chantier de la ligne télégraphique entre Bangkok et Phnom-Penh. A une époque où la puissance d’un pays s’évalue en nombre de kilomètres carrés « possédés », les Empires revêtent une grande importance. A partir de 1888, il se retrouve à la tête de ce que l’on appelle la « mission Pavie », à vocation scientifique, géographique mais aussi diplomatique. Celle-ci permet notamment l’établissement de plus de 35 000 kilomètres d’itinéraires sur une superficie plus importante que celle de la France métropolitaine, détail non négligeable après l’amputation de l’Alsace et de la Lorraine.

Mais mettre la main sur des territoires est une chose, les administrer en est une autre. Nommé vice-consul à Luang Prabang, au Laos, en novembre 1885, Auguste Pavie est également à l’origine de la création de l’Ecole cambodgienne – qui devient rapidement l’Ecole coloniale –, établissement chargé de former des cadres de l’administration coloniale parmi les jeunes élites locales. Là encore, le dinannais se révèle ambigu, à la fois sincèrement passionné par cette région d’Asie du Sud-Est et implacable rouage de  l’ordre colonial. Il faut dire que les colons français sont très peu nombreux en Indochine. Ce territoire n’est pas une colonie de peuplement, comme l’est l’Algérie. Il est donc impératif pour la IIIe République de s’appuyer sur des cadres « indigènes » entièrement dévoués à sa « mission civilisatrice » afin que puisse s’y maintenir l’ordre colonial. On voit donc l’importance cruciale du rôle d’Auguste Pavie.

Auguste Pavie à Luang Prabang. Wikicommons.

En 1895, alors âgé de 48 ans, il quitte l’Indochine affaibli par les fièvres et épisodes de dysenteries qu’il a dû affronter au cours de ses missions d’exploration. De retour en France, il est élevé au grade de commandeur de la Légion d’honneur. Il est également nommé ministre plénipotentiaire. En 1897, il épouse à Paris, sous la bénédiction de l’évêque de Bangkok, une Dinannaise de naissance comme lui, Hélène Gicquelais, de trente ans sa cadette. Leur fils Paul-Auguste naît l’année suivante.  Désormais, Pavie consacre l’essentiel de son temps à la rédaction des dix volumes de la Mission Pavie en Indochine, gigantesque somme mêlant souvenirs personnels et observations géographiques, ethnographiques et politiques. Bien que résidant à Auteuil, il n’en oublie pas ses racines bretonnes, en se rendant régulièrement dans sa maison de Dinan ou dans la propriété familiale de son épouse du manoir de la Raimbaudière à Thourie. Il devient même le maire de cette commune d’Ille-et-Vilaine, avant d’y décéder le 7 juin 1925.

Si, en Bretagne, la mémoire d’Auguste Pavie peine à dépasser les frontières de ses différents lieux de vie (Dinan, Guingamp, Thourie), son souvenir est néanmoins le vecteur d’une vision archétypale, et parfois même nostalgique, de la présence française en Indochine. Une représentation presque naïve de « l’explorateur aux pieds nus » qui occulte consciencieusement l’implacable administrateur colonial qu’il a aussi été.

Thomas PERRONO