l’inauguration de la statue de Renan à Tréguier

Au tournant des XIXe et XXe siècles, les questions religieuses sont au cœur des débats en Bretagne. On pense notamment à l’instauration de l’école publique et laïque par Jules Ferry en 1882. Les prêtres bretons n’hésitent pas à menacer leurs ouailles qui seraient tentées d’inscrire leur progéniture à la Skol an diaoul, « école du diable » en breton. En juin 1902, l’élection du radical Emile Combes à la présidence du Conseil – ancien séminariste devenu un anticlérical farouche – avive les tensions.

Le 13 septembre 1903, un événement, auquel il prend part, illustre à merveille ces tensions religieuses en Bretagne. L’édition du journal Ouest-Eclair, datée du surlendemain, étale sur l’intégralité de sa une l’inauguration houleuse de la statue d’Ernest Renan (1823-1892) dans sa ville natale de Tréguier. Rappelons qu’Ernest Renan a suivi une formation le destinant à la prêtrise dans sa jeunesse puis il s’en éloigne progressivement, tout en devenant l’un des meilleurs spécialistes des religions anciennes. Sa Vie de Jésus publiée en 1863, qui présente l’homme Jésus sans dogme, a été largement rejetée par les autorités catholiques. L’affaire est tellement retentissante que le reportage nous raconte par le menu la journée sur deux pages entières. Le « journal républicain de la Bretagne et de l’ouest » nous montre une société clairement coupée en deux : cléricaux contre anticléricaux.

Lors de l'inauguration le 13 septembre 1903, de la statue d'Ernest Renan à Tréguier. Cliché publié dans le n°3160 de L'Illustration datée du 19 septembre 1903. Collection particulière.

Loin de garder une distante objectivité sur les événements, les envoyés spéciaux se rangent volontiers dans le premier camp. Cela commence par le vocabulaire utilisé pour désigner les participants à l’inauguration et leurs opposants. Les anticléricaux sont qualifiés au fil du reportage de blocards, d’églantinards (les manifestants du 1er mai portaient une fleur d’églantine rouge à la boutonnière au début du XXe siècle), d’internationalistes, de Combistes, d’Apaches (à rapprocher du groupe de délinquants parisiens qui sévissait dans les années 1900), mais aussi de façon plus classique de socialistes et de communistes. Sous ces termes génériques, les journalistes de L’Ouest-Eclair regroupent les délégués des ouvriers du port de Brest, de la Société des Droits de l’Homme, de l’association des Bleus de Bretagne (les Bleus étant les Bretons favorables à la Révolution française, face aux Blancs ou Chouans) ainsi que du Cercle républicain de Guingamp. Les instituteurs et professeurs, qualifiés de pédagogues ou de fonctionnaires, semblent constituer un important contingent des anticléricaux. Face à eux, les contre-manifestants sont appelés libéraux, puisqu’ils crient « vive la Liberté ! ». Ils regrouperaient principalement des paysans locaux, tous catholiques, que les envoyés spéciaux voient comme des gens de cœur.

L’opposition entre les deux camps est vive. Il apparaît qu’elle s’est d’abord entendue à travers les invectives lancées de part et d’autre : « A bas la défroque ! » répond à « A bas la calotte ! », par exemple. Les cléricaux munis de sifflets tentent de perturber les cérémonies d’inauguration. Un rien bravache, Combes tient à rassurer le maire de la Roche-Derrien : « On m’a dit que les paysans auraient dévalisé tout ce qu’il y a de marchands de sifflets en France, pour me recevoir, mais jusqu’ici je ne m’en suis guère aperçu ». Pour contenir les tensions, la petite cité de Tréguier, « camp retranché », est remplie de soldats et de gendarmes « baïonnettes au canon ». Les journalistes se croient « dans une ville conquise », quand des officiers à cheval font évacuer la place centrale. Le dispositif de maintien de l’ordre important n’empêche pourtant pas les échauffourées. Après les Vêpres,

« une épouvantable bagarre s’ensuit. Les chevaux des gendarmes se cabrent au milieu de la mêlée, plusieurs personnes sont renversées et piétinées. Les Combistes interviennent. La bataille est générale. Les Apaches, dont la gendarmerie protège les violences, sont armés de gourdins et frappent brutalement et impunément. Tout manifestant libéral qui a le malheur de répondre aux coups est immédiatement arrêté, s’il se trouve à la portée des gendarmes.
A un moment donné, un lieutenant de Dragons écœuré de la lâcheté des Apaches, qui vont jusqu’à frapper des femmes, essaie de rétablir l’ordre. Il menace de son sabre les plus violents. Aussitôt les Combistes se mettent à le conspuer frénétiquement, aux cris de Enlevez le calotin !
La bagarre continue de plus belle. Mais, en définitive, personne n’est grièvement blessé. »

L'imposant service d'ordre. Cliché publié dans le n°3160 de L'Illustration datée du 19 septembre 1903. Collection particulière.

Le président du Conseil, Emile Combes, semble être le catalyseur de ces tensions. Il y a les cris « A bas Combes ! » qui répondent en écho aux « Vive Combes ! ». Mais aussi les nombreuses manifestations pro ou anti qui émaillent son parcours à travers les petits bourgs bretons sur la route vers Tréguier. A Pontrieux, l’école communale des filles tient à lui offrir un bon accueil : « elle est tendue d’étoffe, parée de branches de sapins et sur les portes on a collé une petite bande d’andrinople avec ces mots : Vive M. Combes ! ». Alors qu’à Ploézal, « les paysans font entendre leurs sifflets ». La météo semble aussi avoir choisi son camp, puisque « le temps est affreux, et la pluie tombe à torrents ». C’est le signe pour le journaliste que « la nature n’avait pas voulu s’associer à l’affront à la foi et au pays breton ».

En fait, le « mal » semble plus profond qu’un simple conflit entre cléricaux et anticléricaux. Au fil du reportage, une opposition Paris / Bretagne rurale se fait également sentir. Pour justifier les actions des cléricaux, un envoyé spécial écrit qu’ils veulent « montrer à leurs adversaires que la terre bretonne n’appartient pas seulement aux échappés de Paris ». Ils mettent en doute également les racines bretonnes de certaines manifestantes :

« deux jeunes filles, portant le costume breton se font surtout remarquer par leur animation et se tiennent au premier rang de ceux qui crient : A bas la calotte ! et menacent du poing les catholiques. Des Bretonnes, ces demoiselles ? »

Ce sentiment s’exprime surtout dans le texte de Théodore Botrel publié en fin de reportage. Le poète-chanteur breton demande à Combes ce qu’il vient faire « en ce pays » et l’enjoint à rejoindre Paris, puisque la Bretagne le rejette. De toute façon les Bretons « ne comprennent pas [sa] langue ». Cette opposition Paris/Bretagne peut également s’expliquer par le fait que des associations de la diaspora bretonne, notamment celle des Bretons de Paris, sont à l’initiative de la construction de cette statue de Renan dans sa ville natale. Leurs représentants sont également présents à l’inauguration pour prononcer des discours en l’honneur de leur ami côtoyé notamment lors de dîners celtiques.

Mais la querelle autour de la statue de Renan ne s’arrête pas avec le retour de Combes à Paris. Les cléricaux lancent dans la foulée une souscription nationale afin de réaliser un « Calvaire de réparation ». Celui-ci est inauguré le 19 mai 1904, sur les quais de la ville de Tréguier, par l'archevêque de Rennes, le cardinal Labouré. Sur le socle du calvaire, on peut lire, en breton et en latin – on remarquera l’absence du français –  : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu. » Certainement une manière de répondre à l’ouvrage majeur de Renan.

Thomas PERRONO