La famille Decré : une saga entrepreneuriale nantaise

« Un siècle, une famille », c’est ainsi que l’on pourrait résumer la saga Decré à Nantes. En effet, cette famille – dont les ancêtres immigrent depuis l’Italie vers l’Ouest de la France1 –marque la vie entrepreneuriale et commerciale de la préfecture de Loire-Inférieure entre le milieu du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle. Dresser le portrait des Decré permet alors de mieux comprendre les évolutions économiques et sociales de cette période.

A Nantes, la terrasse et le toit des Grands magasins Decré, dans les années 1950. Carte postale. Collection particuière.

La famille Decré est viscéralement liée au commerce et tout spécialement à l’aventure des grands magasins. Quand Jules Decré débarque à Nantes en 1857, depuis sa Mayenne natale, c’est pour travailler auGrand Bazar Motte, avec pour ambition de pouvoir ouvrir lui aussi, un jour, son propre commerce. Ce qui est chose faite dix ans plus tard, quand il installe sa boutique, Bazar Decré¸à la jonction de la rue du Moulin et de la Basse-Grande-rue – aujourd’hui rue de la Marne. Une fois le magasin installé en 1880 au n°6 de la Grande-Basse-rue, Jules Decré n’a de cesse de racheter les fonds de commerce attenant pour agrandir son commerce. Une stratégie d’expansion qui débouche sur la création des Magasins Decré Frères, quand ses deux fils le rejoignent en 1902.

En 1907, alors que le père prend du recul avec l’entreprise, celle-ci devient les Grands magasins Decré Frères. Il faut dire que ce type de commerce de détail est en pleine expansion depuis le XIXe siècle. Ce modèle économique prend son essor sur les grands boulevards parisiens avec pour objectif de proposer aux clients un grand choix de marchandises, à prix fixe, le tout sur une vaste surface dont l’entrée est libre. Les frères Decré excellent dans cette activité. Dès 1906 ils proposent même un service de livraisons à domicile à Nantes et dans la campagne environnante, à l’aide de voitures hippomobiles. La réputation de l’établissement grandit très vite dans la région et les affaires avec. Même la Première Guerre mondiale ne déstabilise pas l’affaire familiale, alors que les deux frères prennent part aux combats.

Dans l’entre-deux-guerres, la stratégie commerciale se développe encore : réclames humoristiques distribuées sous forme de cartes postales, ouverture d’un rayon alimentaire, livraisons à l’aide d’automobiles à partir de 1919, création de la Société d’achats Decré à Paris en 1930. Un nouveau pas est franchi avec la construction en 1931 des nouveaux grands Magasins. Sorti de terre en 100 jours par l’architecte parisien Henri Sauvage, le nouveau bâtiment de 1200 m² est alors à la pointe de l’architecture contemporaine avec ses sept étages de poutrelles métalliques préconstruites et de verre. La technologie la plus avancée est également au rendez-vous avec la ventilation du bâtiment et les armoires frigorifiques pour les produits périssables. On y trouve également un bar, de la restauration, un salon de coiffure, un cinéma, un bureau de postes, une agence de voyages etc. Au total, 750 salariés travaillent aux Grands magasins nantais dans les années 1930.

Carte postale. Collection particulière.

Cependant, la Seconde Guerre mondiale est un premier malheur pour la famille Decré. Le 23 septembre 1943, les bombardements de la ville détruisent le bâtiment construit par Henri Sauvage. Pour éviter la faillite de l’entreprise, les anciennes réserves deviennent un magasin provisoire. Dans les années d’après-guerre, il revient à la troisième génération Decré – Emile, Jean et Paul – de construire de nouveaux grands magasins. Les travaux s’étalent entre 1947 et 1951, pour un bâtiment au style architecturale très différent de l’ancien et typique des années 1950, qui a pour particularité d’avoir un toit-terrasse possédant un restaurant, une piscine et une piste d’hélicoptère.

Les années 1960 représentent l’apogée des Grands magasins Decré. Ils livrent leurs marchandises dans plus de 550 communes et possèdent un pouvoir d’attraction sur le Morbihan, la Vendée et l’Anjou : « les camions de livraison Decré ont parcouru en 1966 plus de dix fois le tour de la terre »2. Mais ces années des Trente glorieuses sont aussi celles de l’émergence des grandes surfaces. Le commerce de détail commence à quitter le centre-ville au profit des périphéries. C’est désormais aux arrière-petits-enfants de Jules d’affronter cette nouvelle concurrence. Mais si cette quatrième génération veut prendre le tournant des grandes supermarchés, la génération précédente traine des pieds. Malgré les réticences, la famille ouvre une première enseigne, baptisée Record, à Saint-Herblain : 4600 m² de magasin pour 7000 m² de parkings, puisque l’on fait désormais ses courses en voitures. Mais au début des années 1970, les enseignes se multiplient dans la périphérie nantaise. La concurrence est rude. Ce nouveau mode de commerce n’étant pas dans l’ADN des Decré, ils se séparent de leur chaine d’hypermarchés rapidement. Nouveau coup d’arrêt à la fin de la décennie, quand le grand magasin historique du centre-ville est vendu en 1979 aux Nouvelles Galeries – futures Galeries Lafayette.

Malgré le retrait de la famille Decré de la vie commerciale nantaise depuis 35 ans, il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui encore ce nom est un repère dans la ville, dans ce quartier que l’on appelle communément : « quartier Decré ». Alors qu’en 2012, les Galeries Lafayette ont voulu faire disparaître la vieille enseigne Decré toujours accrochée sur une façade du bâtiment, la ville de Nantes et les Bâtiments de France se sont opposés à cet arrachage.3  Les Decré : une saga familiale d’entrepreneurs, devenue morceau de patrimoine de Nantes.

Thomas PERRONO

 

 

 

1 Les ancêtres Decré émigrent vers la France au XVIIe siècle, en provenance du village de Cré sur la commune de Gignod, près d’Aoste. « Decré : l’histoire d’un grand magasin nantais », Ar Men, février 1994, n°57, p. 16-28.

2 Ibid., p. 23.

3 « À Nantes, les enseignes Decré ont failli disparaître », ouestfrance-entreprises.fr, 12 mars 2013, en ligne.