Les préfets bretons face à l’alcoolisme en 1913

S’il est un cliché peu flatteur qui colle souvent à la Bretagne, c’est bien celui de l’alcoolisme. De nos jours, des campagnes de sensibilisation sont régulièrement mises en place pour lutter contre ce problème de santé publique : affiches, spots publicitaires, conférences dans les établissements scolaires…, le tout relayé par de dynamiques associations. Toutefois, comme nous le rappelle un article paru le 16 novembre 1913 dans Le Breton de Paris, ce combat n’est pas récent.1 En plus de nous montrer la mise en place des premières politiques publiques de lutte contre l’alcoolisme au début du XXe siècle, cet article a l’intérêt de nous éclairer sur le rôle des préfets de la IIIe République.

Carte postale. Collection particuilère.

Dans le Breton de Paris, l’alcool est désigné par des expressions au registre dramatique : « ravages de l’alcoolisme », « redoutable fléau », « conséquences funestes de l’alcoolisme », « le fléau et ses dangers », voire avec des accents prophétiques : « ou bien nous dompterons le mal, ou bien il nous supprimera. » Alors que la dernière moitié du XIXe siècle a vu naître l’hygiénisme, c'est-à-dire la prise de conscience de la nécessité d’une hygiène publique, celle-ci allant de la lutte contre les maladies infectieuses jusqu’à la création d’un nouvel urbanisme, le tournant des années 1900 voit l’alcool devenir l’ennemi numéro un. L’alcoolisme est alors vu comme le moteur principal de la pauvreté. Les romans de Zola en font d'aileurs la meilleure description. M. Cornu, préfet des Côtes-du-Nord, ne dit ainsi pas autre chose dans dans cet article du Breton de Paris:

« L’habitude de boire, entraîne […] la désaffection de la famille, l’oubli de tous les devoirs sociaux, le dégoût du travail, la misère, le vol, le crime. L’alcool engendre aussi les maladies les plus variées et les plus meurtrières : les paralysies, la folie, les affections de l’estomac et du foie, l’hydropisie [ancien nom de l’œdème] ; c’est une des causes les plus fréquentes de la tuberculose. Il complique et aggrave toutes les maladies aigües : fièvre typhoïde, pneumonie, érysipèle [inflammation cutanée due à un streptocoque]. »

M. Roth, préfet du Morbihan, rejoint son collègue de Bretagne-nord dans son combat. En tant que représentants de l’Etat dans leurs départements, les deux hommes entendent « faire appel à toutes les bonnes volontés, à tous les concours d’où qu’ils viennent et de quelque nature qu’ils soient pour aider à faire, sinon  disparaître, du moins diminuer, autant que possible, la plaie hideuse de l’alcoolisme ». Les maires sont vus d’ailleurs comme leurs interlocuteurs privilégiés, puisque ceux-ci disposent du pouvoir d’autoriser l’ouverture des débits de boisson depuis la loi du 17 juillet 1880. Une collaboration jugée délicate, puisqu’il ne faut pas « froisser les susceptibilités [ni] compromettre la popularité du magistrat municipal ». Cependant, « l’autorité supérieure » du préfet menace de passer outre l’autorité municipale, au cas où celui-ci se laisserait tenter par « l’intérêt électoral ». Les préfets opposent ici la neutralité de l’Etat face à l’élection locale possiblement corruptrice. Un pouvoir préfectoral renforcé par l’article 46 de la loi de finances du 30 juillet 1913 qui « donne pouvoir à l’administration préfectorale de prendre un arrêté pour toute l’étendue du département, après avis conforme du Conseil général. » N’oublions pas que jusqu’à la loi de décentralisation du 2 mars 1982 – dite loi Defferre –, le préfet préside cette assemblée départementale !

Carte postale. Collection particulière.

Mais cette lutte contre l’alcoolisme de la part des pouvoirs publics est concurrencée par les autorités religieuses. Le pape Léon XIII affirme ainsi que « les questions sociales sont des questions morales et les questions morales des questions religieuses ». C’est ce qui explique le combat mené sur le terrain par un certain nombre de sociétés catholiques comme La Croix blanche ou la Ligue antialcoolique du Rosaire, mais aussi des sociétés protestantes. On comprend dès lors mieux pourquoi Auguste Bocher, l’auteur de cet article du Breton de Paris, souhaite voir l’ensemble des autorités collaborer de façon « sinon mutuelle, du moins parallèle » pour lutter contre « le grand fléau qui accable notre société ». Un souhait qui s’est en partie réalisé avec la Grande Guerre puisque la « fée verte » absinthe, accusée de tant de ravages, est interdite le 16 mars 1915.

Thomas PERRONO

 

1 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1 Per 1197. « Nos Préfets bretons et l’alcoolisme », Le Breton de Paris, 16 novembre 1913.