Quand on aime, on ne compte pas : l’apparition du nouveau billet de 100 francs en 1910

Le 27 janvier 2019, la majorité des banques centrales de la zone euro ont cessé d’émettre des billets de 500 euros. Si l’information n’est pas de nature à bouleverser profondément le quotidien des Français qui, pour la plupart, n’ont jamais possédé cette fameuse coupure, elle marque en revanche une étape importante dans l’histoire de la monnaie européenne. Seuls quelques collectionneurs conserveront désormais le billet pourpre dont la valeur devrait augmenter mécaniquement avec le temps1. Mais il n’y a pas que les vieux billets qui suscitent l’intérêt des connaisseurs. Chaque mise en circulation d’une nouvelle coupure est vécue comme un évènement pour les passionnés qui n’hésitent pas à sortir le porte-monnaie pour en faire l’acquisition, parfois à prix d’or…

Recto du billet de 100 francs dessiné par Luc-Olivier Merson. Collection particulière.

Distribué à partir du 3 janvier 1910, le billet de 100 francs, réalisé par le peintre Luc-Olivier Merson, n’échappe à cette règle. Il faut dire que la Banque de France vient de réaliser une véritable prouesse technique puisqu’elle propose, pour la première fois, un billet polychrome. Esthétiquement, ce dernier est particulièrement ambitieux. Au recto, il représente « le Commerce [et] l’Agriculture, sous les traits de deux femmes accompagnées d’enfants, dont un soulève des marchandises marquées aux initiales du peintre et l’autre conduit un mouton »2. Au verso, « sur un fond ornemental », c’est la « fortune » qui est mise à l’honneur sous les traits d’une femme, « accompagnée d’un jeune enfant », qui apporte « un juste tribut de fruits, avec la palme et la couronne, au Travail que personnifie un robuste paysan ».

En dépit des symboles vantant les mérites du travail, le billet provoque son lot de débats dans les milieux conservateurs. Ces derniers condamnent fermement la semi-nudité de plusieurs personnages, et plus particulièrement celle de la « Fortune », qui dévoile un de ses seins. Le journal Gil Blas rapporte, à ce propos, une (pseudo-)conversation entendue sur un boulevard parisien durant laquelle un homme affirmait que Luc-Olivier Merson, à l’image des « artistes » de sa génération, se sert de « l’anatomie humaine » comme « prétexte pour faire de l’obscénité »3. Paradoxalement, le sein de la discorde n’émeut pas la presse conservatrice bretonne. Le Nouvelliste du Morbihan parle même de « véritable merveille d’art » tout en reconnaissant que son avis reste totalement subjectif puisqu’une partie du public le considère « en dehors de leurs conceptions de l’art »4.

Verso du billet de 100 francs dessiné par Luc-Olivier Merson. Collection particulière.

Du côté des collectionneurs, l’esthétique a finalement moins d’importance que la nouveauté. Le Nouvelliste du Morbihan révèle que, plusieurs semaines avant l’impression des billets, deux individus – français et étranger – proposèrent 15 000 francs puis 50 000 francs à Luc-Olivier Merson dans l’espoir d’obtenir, en exclusivité, une première épreuve de la nouvelle coupure5. Cette fièvre pourrait sembler anecdotique si, toute proportion gardée, elle ne s’était pas manifestée à Lorient dès le 3 janvier 1910. Le quotidien morbihannais déplore en effet que « les premiers spécimens […] se sont vendus à des collectionneurs aux prix les plus fantaisistes », pour une valeur qui « ne descendit guère en-dessous de 110 francs »6. Et le directeur de la succursale de la Banque de France à Lorient, se sentant accusé de ne pas avoir pu empêcher cette malencontreuse spéculation, de s’emporter contre la parution de l’article dans les colonnes du Nouvelliste du Morbihan7. Mais, malgré toute sa bonne volonté, il est incapable de nier qu’un célèbre adage s’applique parfaitement dans sa ville : quand on aime, on ne compte pas.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

1 L’Allemagne et l’Autriche continueront d’émettre des billets de 500€ jusqu’au printemps. Seuls resteront en circulation les billets émis avant cette date. Sur ce point, voir par exemple « Le début de la fin pour le billet de 500 euros », lemonde.fr, 28 janvier 2019, en ligne.

2 « Avis au public », L’Arvor, 20 novembre 1909, p. 2.

3 « Cachez ce que nous serions voir », Gil Blas, 19 mai 1909, p. 1.

4 « Le nouveaux billet de banque, Le Nouvelliste du Morbihan, 9 janvier 1910, p. 2.

5 Ibid.

6 Ibid.

7 « A propos du nouveau billet de banque », Le Nouvelliste du Morbihan, 11 janvier 1910, p 1.