Rennes et le procès Dreyfus vus de Macédoine

Le 3 juillet 1899, les colonnes du Journal de Salonique, bi-hebdomadaire francophone publié en Macédoine alors ottomane, donnent à lire un curieux entrefilet consacré à la ville de Rennes. Dans la rubrique actualité, on découvre en effet « les résultats des observations qu’un salonicien a recueillies au cours de nombreux voyages dans la cité bretonne. » S’ensuit alors un long chapelet de griefs et de reproches à l’encontre de la cité rennaise qui « suinte l’ennui par tous ses pores » : des rives fangeuses de la Vilaine - « Oh ! La bien nommée rivière » s’exclame le chroniqueur » - aux rations de cidre servie à tous les repas, tout y passe.

Carte postale. Collection particulière.

Que pousse donc une des plumes de la gazette salonicienne à conspuer ainsi la cité bretonne ? Un œil sur le contexte d’écriture et le lieu d’émission de ces quelques lignes nous renseigne bien vite sur cette chronique sévère. L’entrefilet est publié alors que se prépare le procès de Rennes durant lequel doit être révisé le jugement d’Alfred Dreyfus. La France entière a les yeux tournés vers Rennes, et peut-être plus encore que la France, la ville de Salonique dont certains habitants ignoraient sans doute, jusqu’alors l’existence même du chef-lieu de l’Ile et Vilaine. En effet, à l’aube du XXe siècle, Salonique est un important port de l’Empire ottoman, abritant une population de 118 000 habitants dont 55 000 Juifs.

C’est dans les colonnes du Journal de Salonique que cette communauté juive, d’origine séfarade, s’exprime. La pratique de la langue française chez les Juifs de Salonique s’explique par la place du français chez les élites ottomanes mais surtout par la présence des écoles de l’Alliance Israélite dans le port de la Mer Égée. Les communautés juives d’Europe de l’ouest ont pour tâche de remédier à la situation matérielle préoccupante des juifs du Levant, et voient l’éducation à la française comme un levier émancipateur. Ceci a pour conséquence de faire du français une langue de travail, de débat et d’expression d’idées, notamment à travers des journaux juifs francophones comme Le Journal de Salonique, Les Progrès ou encore L’indépendant.

Pour la communauté des Juifs de Salonique, pour qui la France est si lointaine et paradoxalement si proche du fait de ces liens culturels forts, l’affaire Dreyfus est un point de focalisation de l’attention. Point d’autant plus sensible qu’il met à nu un antisémitisme ressenti avec violence puisqu’il émane du pays d’origine de la langue qui est perçue comme un vecteur d’émancipation par les Juifs saloniciens. À la gravité du moment, le chroniqueur répond par l’ironie pour ainsi dire la dimension vertigineuse de la situation :
« On est fervent catholique à Rennes ; le libre-penseur y est un oiseau rare, l'israélite un oiseau plus rare encore. Plusieurs églises, deux temples protestants, pas l'ombre d'une synagogue. Et c'est dans cette ville très peu hébraïsante que le Dieu d'Abraham s'apprête à réhabiliter solennellement son pauvre peuple. Insondables desseins de la Divinité… »

Carte postale. Collection particulière.

Mais alors que l’on découvre, dans cette déploration ironique, la chronique peu enchantée d’une ville ayant si peu à voir avec l’histoire des Juifs de France, c’est, non sans sourire, que le lecteur peut lever le nez vers le haut de la une et découvrir, couronnant cette aimable lamentation judaïque, les dates de parution données selon le calendrier grégorien, en usage chez les catholiques, julien, utilisé par les orthodoxes et hégirien, chez les musulmans. « Ma foi, sans le vouloir, j’ai l’impression que j’ai fait de l’humour juif » conclurait OSS 117.

Gwendal PIEGAIS