C’était 1936. Le Front Populaire vu de Bretagne – appel à contributions

Dans l’imaginaire collectif, l’histoire et la mémoire, champs étroitement liés, se nourrissent l’une de l’autre. Il s’agit pourtant de deux approches différentes. L’histoire entend fournir des clés d’explication, des grilles de lecture des sociétés humaines dans le passé. Partielle, partiale, conflictuelle, plurielle, la mémoire, qu’elle soit individuelle, collective (à savoir portée par un groupe donné) ou officielle, renvoie aux traces dans la société contemporaine de moments passés. Ainsi, le « devoir de mémoire »1, qui participe de la demande sociale d’histoire, contribue à activer certains objets de recherche.

Un besoin d’histoire

Pourtant, ce 80e anniversaire du Front Populaire, une période qui captive et passionne l’opinion publique, ne s’accompagne pas d’une floraison de travaux, publications scientifiques ou non, expositions et initiatives culturelles en tous genres, à l’échelle nationale comme régionale, contrairement à ce qui s’était produit en 2006. Notable exception à ce constat, l’exposition « 1936 : nouvelles images, nouveaux regards sur le Front populaire » proposée par le Musée de l’Histoire vivante de Montreuil du 9 avril au 31 décembre 2016. La Bretagne, elle, semble absente de ce – faible – élan commémoratif, ce qui n’est sans doute pas étranger à la persistance de représentations mentales qui associent la région à une culture politique uniformément conservatrice2, du moins avant le grand basculement politique de la fin du XXe siècle3 ?

Lors d'un banquet au Faouët pendant la campagne des élections législatives de Jean Le Coutaller en 1936. Collection François Prigent.

En l’espèce, la mémoire, outil politique du temps présent, questionne les divisions et crises de la gauche contemporaine. L’absence de commémoration surprend d’autant que la référence aux conquêtes sociales du Front Populaire correspond à une image communément admise de l’identité profonde, évidente, des gauches françaises. Pour autant, le silence entourant ce 80e anniversaire n’en contraste que plus violement avec le déferlement médiatique engendré par le centenaire de la Grande Guerre et, dans une moindre mesure, par le cycle du 70e anniversaire du conflit de 1939-1945. Le « devoir de mémoire » qui s’impose pour les guerres du XXe siècle s’appréhende donc de façon différente dans le cas des crises politiques, qui façonnent et recomposent le champ partisan. Tout en se gardant d’une instrumentalisation de l’histoire au risque des mémoires, se replonger dans le Front Populaire dans une région comme la Bretagne n’est pas dénué d’intérêt(s). Ne serait-ce qu’en raison du nombre croissant de parallèles dressés dans la sphère publique entre ce milieu des années 2010 dans lequel nous vivons et les années 1930. Cette réalité semble témoigner d’une forte demande sociale d’histoire qui ne rend que plus nécessaire le questionnement de cet évènement, fondateur d’un nouveau cycle politique, à bien des égards.

Une césure à (ré)interroger

Ainsi, la démarche qui est la nôtre est moins celle – éminemment estimable par ailleurs – de vieux combattants  ou de militants engagés venus respectueusement s’incliner devant la stèle d’un passé glorieux que celle d’historien-ne-s souhaitant profiter de l’effet d’aubaine commémoratif pour, d’une part, apporter au plus large public les connaissances les plus pointues et actualisées sur la période, et d’autre part poser quelques jalons pour les enquêtes historiques à venir. Rassemblant diverses contributions, cette entreprise de recherche collective, résolument inscrite dans le champ d’une histoire sociale et politique vue d’en bas,  ne peut en effet se concevoir sans apporter une nouvelle pierre à l’édifice de la connaissance historique sur 1936.

A Lanester, en 1936. Jean Lagarde, futur maire de Lorient est troisième en haut à droite avec les lunettes. Collection privée famille Lagarde. Cette photographie fut précédemment publiée dans BERGOUGNIOUX, Alain, Des poings et des roses. Le siècle des socialistes, Paris, La Martinière, 2005.

En effet, le Front Populaire constitue assurément une rupture dans le champ politique régional4. Réinterroger le sujet en couvrant différentes thématiques, pour l’heure non défrichées, apparaît indispensable. L’association entre jeunes chercheurs/ses et historiens confirmés se révèle un procédé indispensable tant l’évènement que nous nous proposons de revisiter est complexe. Car le Front Populaire revêt une triple dimension puisque ce moment est à la fois celui d’une coalition électorale, d’un temps fort du mouvement social, et de réalisations politiques symboliques dans la culture de gauche5. Or c’est bien cette multiplicité qui devra être abordée par les différentes contributions, de manière à réinvestir un certain nombre d’objets qui se trouveraient jusqu’alors délaissés par l’historiographie.

Alliance politique des gauches, portée par une dynamique de programme, le Front Populaire constitue un bouleversement des stratégies et des données politiques, contribuant à l’accession au pouvoir du gouvernement dirigé par Léon Blum, traduction d’un glissement électoral à gauche. Processus de mobilisation collective et de politisation des masses, le Front Populaire, dans sa dimension politique, est transformé par le mouvement social de 1936, ces grandes grèves s’intégrant comme une séquence décisive de l’imaginaire de gauche, ressourcé par ces luttes. Le Front Populaire reste dans la mémoire des Français comme un temps de conquête de nouveaux droits. Ce moment durable de réformes sociales d’ampleur est matérialisé par les Accords de Matignon et le volet législatif qui en découle, modifiant concrètement la vie sociale (congés payés) et les relations professionnelles (cadre rénové du travail au quotidien).

Cette entreprise collective de recherche vise à analyser selon ces trois axes les spécificités du Front Populaire en Bretagne. Dans quelle mesure, peut-on observer une anticipation ou un retard du modèle national positionnant la région dans une configuration singulière par rapport à la France ? Est-ce que l’impact des recompositions de 1936 constitue une rupture dans la vie politique à l’échelle locale, faisant du Front Populaire une expérience politique marquante ? Comment analyser, 80 ans après, ce cycle des luttes sociales, qui correspond à l’irruption de la question sociale dans les débats politiques, bouleversant les équilibres du système partisan régional ? Car, assurément, l’impact des recompositions engagées en 1936, rupture dans la vie politique à l’échelle locale, met à jour la portée de ce cycle de luttes sociales qui s’avère une matrice des nouvelles pratiques politiques. Dans cette optique, les approches comparatives seront privilégiées afin de resituer la Bretagne dans une histoire transnationale, connectée, du Front populaire. Cet élargissement géographique nous semble d’autant plus important qu’il apparait porteur de nombreuses pistes de recherches pour l’avenir, notamment en ce qui concerne le volet diplomatique qui parait pouvoir être largement renouvelé.

Poings levés, des militants tiennent le drapeau de la section PS-SFIO de Saint-Jean-du-Doigt, dans le Finistère. Au centre, les bras croisés, le jeune Tanguy Prigent. Collection particulière. Cette photographie fut précédemment publiée dans BOUGEARD, Christian, Gens de Bretagne, 1880-1960, Paris, éditions du Chêne,  2009.

En ce début du XXIe siècle, caractérisé par la brutalité et l’intensité des bouleversements induits par le processus de mondialisation, processus de diffusion du capitalisme financier à l’échelle planétaire mais aussi remise en cause sans cesse plus virulente de la place de l’Etat, initier des enquêtes historiques sur 1936, dans le cadre d’une approche qui se veut locale mais aussi ouverte sur les perspectives transnationales, a plus que jamais du sens. Face aux enjeux de mémoires et d’identités plurielles dans un contexte d’effacement des paysages industriels, de mise à distance de la conflictualité sociale, voire de patrimonialisation des luttes ouvrières, l’histoire apparaît comme un moyen d’interpréter dans toute sa complexité cette autre « vague d’insubordination ouvrière », pour reprendre les termes de Xavier Vigna sur les années 19686.

Erwan LE GALL & François PRIGENT

 

 

Axes de recherche

Cet appel à contributions vise à la publication à l’automne aux éditions Goater d’un ouvrage collectif sous la direction d’Erwan Le Gall et François Prigent. Les textes devront faire 40 000 signes maximum, espaces compris et pourront comporter de l’iconographie, libre de droits.

Remise des textes pour le 1er septembre, dernier délai. Compte tenu des délais qui sont les nôtres, tour retard entraînera la non-publication de la contribution.

La publication rapide, aux éditions Goater, avec une sortie de l’ouvrage prévue pour le 15 novembre 2016, s’accompagnera de différentes manifestations d’histoire publique.

Les deux entités qui impulsent ce projet sont L’Association Maitron Bretagne et le site internet enenvor.fr

Le Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier et du Mouvement Social (DBMOMS) est plus connu sous le nom de Maitron, en référence à l'un des fondateurs de l'histoire du mouvement ouvrier en France. Ce dictionnaire à double support, papier et base de données en ligne, qui rassemble des notices biographiques des militants des syndicats et des partis investis dans le mouvement social, au sens large du terme, connaît une renaissance en Bretagne.

enenvor.fr est une plateforme de contenus culturels, scientifiques et éducatifs traitant d’histoire contemporaine en Bretagne. Ce site est à la fois consacré à l’histoire de la Bretagne contemporaine mais également destiné à faire connaître, valoriser et publier les travaux d’historiens bretons de la période contemporaine, que leurs travaux portent ou non sur cette région. L’idée de Bretagne est donc pour enenvor.fr avant tout basée sur l’ouverture aux autres, aux antipodes d’une identité qui serait synonyme de repli sur soi. Fidèle aux principes de l’édition électronique ouverte, enenvor.fr publie des contenus accessibles librement à tous. C’est en effet ce modèle qui, à notre sens, s’avère le plus efficace pour remplir les deux missions que se fixe enenvor.fr : faire connaitre au plus grand nombre l’histoire contemporaine de la Bretagne et valoriser les écrits de celles et ceux qui, au quotidien, travaillent pour faire progresser la connaissance du passé récent de notre région.

 

 

 

 

1 Sur cette notion se rapporter au récent LEDOUX, Sébastien, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS éditions, 2016.

2 BENSSOUSSAN, David, Combats pour une Bretagne catholique et rurale. Les droites en Bretagne dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 2006.

3 BENSOUSSAN, David, « Bretagne en politique », Parlement[s], hors-série n°10, 2015.

4 Au sein d’une bibliographie conséquente, signalons BOUGEARD, Christian, « Le syndicalisme ouvrier en Bretagne du Front Populaire à la fin de la seconde guerre mondiale », Le Mouvement Social, 1992, p. 59-85 et « Le Front Populaire en Bretagne », Recherche Socialiste, n°35, 2006 ; FICHOU, Jean-Christophe, « Le Front Populaire et les conserveurs de sardines de Bretagnes », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t.111, vol.1, 2004 ; LE MOIGNE, Alain, « Août 1935 : un souffle révolutionnaire aujourd’hui oublié », Mémoires de la Société d’Histoire et d’archéologie de Bretagne, vol. XC, 2012, p. 191–213 ; PRIGENT, François, « Le Front Populaire dans le Trégor : laboratoire, rupture, mobilisations », Recherche Socialiste, n°36, 2006, p. 63-74 ; SENECHAL, Jean-Paul, Images du Front Populaire. Finistère 1934-1938, Skol Vreizh, 1987, « Les contours incertains d’un enjeu hégémonique : les ouvriers agricoles dans le Finistère du Front populaire », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, vol. 119, n°4, déc. 2012, p. 115–136 et Finistère du Front Populaire, lutte pour l’hégémonie et logiques de blocs, thèse, Université de Bretagne occidentale, 2015.

5 MONIER, Frédéric, Le Front Populaire, Paris, La Découverte, 2002, 123 p. Frédéric Monier, « Le Front Populaire », in BECKER, Jean-Jacques, CANDAR, Gilles (dir.), Histoire des gauches, t. 2, Paris, La Découverte, 2005, p. 238-254.

6 VIGNA, Xavier, « Les mémoires du Front populaire dans les années 1968 », in VIGNA, Xavier, VIGREUX, Jean, WOLIKOW, Serge (dir.), Le pain, la paix, la liberté. Expériences et territoires du Front populaire, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2006, p. 337-347.