L’innocence outragée

A l’instar d’Auschwitz ou du Mont-Valérien, Oradour-sur-Glane est de ces noms dont la seule évocation glace le sang. Pourtant, dans l’absolu, des ruines ne disent rien. Elles n’ont de sens que parce qu’elles s’insèrent dans un discours historique. Autrement dit, cette signification n’est pas absolue mais éminemment culturelle, et donc relative.

En effet, on sait que la mémoire collective est aussi, et peut-être même surtout, un processus d’organisation de l’oubli et il est intéressant dès lors de questionner la force du souvenir qui entoure Oradour. C’est précisément l’objet d’un livre publié en 1994 – et plusieurs fois réédité et enrichi par la suite – par l’historienne américaine Sarah Farmer, ouvrage qui n’a aucunement perdu de son intérêt, bien au contraire, et éclaire avantageusement la journée du 4 septembre 2013, marquée par la visite des Présidents français et allemands.

Si un critère doit être retenu pour l’évaluation objective de la qualité d’un ouvrage, c’est probablement celui de la confrontation au temps. En effet, on se rappelle qu’en 2008 le Président de la République s’était rendu à Maillé, poursuivant ainsi une politique – aussi résolue que décriée – de rupture mémorielle. Or force est d’admettre que le coup de projecteur présidentiel n’a pas abouti à une profonde intégration du souvenir de Maillé dans la mémoire collective. La preuve en est que la thématique des « massacres oubliés » est devenue, selon les mots d’Henry Rousso, un véritable « marronnier journalistique »1. C’est ainsi par exemple que le site d’informations Slate publiait il y a peu un article intitulé « Maillé, Argenton-sur-Creuse, Vassieux-en-Vercors : les massacres oubliés de l’été 1944 », texte jouant sur la dichotomie amnésie/hypermnésie de ces lieux confrontés à Oradour2.

L'entrée du village d'Oradour-sur-Glane. Wikicommons.

On pourra toujours ergoter sur la mesure de l’oubli – nécessairement différente selon qu’il s’agisse de l’historiographie ou de la mémoire collective – mais il n’en demeure pas moins qu’aucun de ces massacres n’a aujourd’hui encore la renommée d’Oradour. Pour Sarah Farmer cette dimension s’explique par le « paradigme de l’innocence outragée », construction théorique qui stipule que si l’émoi qui entoure ce massacre est si grand, c’est que les victimes en sont parfaitement innocentes puisque le petit bourg d’Oradour-sur-Glane n’avait aucune activité de résistance.

Or non seulement cette grille de lecture nous semble d’un grand intérêt mais elle parait insuffisamment exploitée. Pour ne citer qu’un seul cas qui concerne la Bretagne, on peut se demander si ce n’est pas en partie dans l’innocence imparfaitement outragée que réside l’échec de l’opération mémorielle initiée autour de Guy Môquet. On se rappelle en effet des nombreuses polémiques visant à déterminer si le jeune fusillé de Châteaubriant était ou non un résistant, ce sans même parler des questions délicates que sont l’appartenance au parti communiste et le pacte germano-soviétique. Mais d’autres cas mériteraient d’être analysés en profondeur à l’instar de Marcel Callo ou des victimes du bombardement Bruz qui, a priori, paraissent tous répondre aux critères de l’innocence outragée et bénéficient de mémoires certes plus limitées mais réelles.

En définitive nous ne pouvons que conseiller la lecture de cet Oradour, arrêt sur mémoire, ouvrage dont le substrat théorique nous parait devoir être confronté à d’autres cas pratiques. De plus, dans une réédition publiée en 2007, Sarah Farmer écrit que « l’histoire de la compréhension d’Oradour-sur-Glane est dans une large mesure celle de l’effacement des circonstances historiques et politiques particulières pour parvenir au symbole universel de l’innocence outragée ». Un propos qui sied parfaitement à cette visite doublement présidentielle.

Erwan LE GALL

1 https://twitter.com/henry_rousso/status/371543359095336960

2 http://www.slate.fr/story/76518/maille-massacres-ete-1944