Quand « Bretonnes » rime avec « teutonnes » : la mémoire de Dixmude, en vers et contre tout

Ô veuves des Héros de Dixmude, ô Bretonnes,
Pendant que vos maris étaient fauchés là-bas,
Vous portiez dans vos flancs, qui ne se lassent pas,
Les fils de ceux tombés sous les balles teutonnes.

C’est par ces vers que débute le poème de Frédéric Le Guyader publié dans le petit opuscule promouvant la journée du Finistère qui, à l’instar des nombreuses « journées » qui l’ont précédée ou suivie, doit permettre de réunir des fonds le 10 octobre 1915 . Le lien est explicitement fait ici par l’écrivain finistérien, alors conservateur de la bibliothèque de Quimper, entre la bataille d’octobre-novembre 1914 et la Bretagne, quand bien même le terme de « fusiliers marins » n’est pas utilisé une fois par lui. La chose va a priori de soi : la brigade Ronarc’h est, à l’instar de son chef, bretonne...

Couverture de l'oppuscule publié pour la Journée du Finistère (détail). Un fusilier marin est clairement perceptible à l'arrière-plan. Collection particulière.

La réalité est toute différente. Mais c’est bien cette idée que défend Charles Le Goffic dans son Dixmude, publié dès mars 1915 sous forme de feuilleton dans la Revue des Deux Mondes, le livre paraissant dès le mois de mai suivant1. Le succès de l’ouvrage, l’un des premiers du genre, dont pas une seule page, pas un seul passage n’a été censuré avant publication, va contribuer à ancrer cette vulgate, oubliant les fusiliers marins venus de Cherbourg, de Rochefort, de Toulon ou de Paris, qui constituent de l’ordre de 45 % des effectifs de la brigade. 

Le Goffic, Le Guyader ne sont pas les seuls à célébrer ainsi les fusiliers marins. Les paroles et la musique d’un Debout ! Fusiliers marins ! sont, en 1915, dues à Georges Carcassonne tandis que Maïa et Maxime Guitton proposent en 1916 dans Jean-Marie. Histoire des fusiliers marins, une chanson dédiée à « Monsieur Laurent, capitaine de vaisseau », dans le plus pur style patriotique du moment. La première des deux chansons dit entre autres :  

Que vos bayonnettes
Transpercent les têtes
Des vils bourreaux !
Prenez vos flingots !!
Par votre vaillance
Délivrez la France 

Officier d’administration dans la Marine, affecté à Brest, Victor Le Teuff obtient à l’automne 1915 du ministre, Victor Augagneur, la possibilité de vendre « au profit des familles de marins victimes de la guerre » la « chanson patriotique » qu’il a composée avec E. Vanes, « Honneur à nos fusiliers marins »... comme si les fusiliers représentaient à eux seuls toute la Marine.

Archives privées Yann Lagadec.

Il est vrai que si l’officier mobilise le Dunkerquois Jean Bart – les fusiliers « s’élanç[ant] à l’assaut » comme le capitaine corsaire « monta[it] à l’abordage » –, que s’il rappelle qu’« on voit parmi les poilus héroïques, au premier rang, les matelots français, gars de Bretagne ou fils de la Provence », ce sont bien les Bretons qu’il entend surtout mettre en avant :


Pour toujours, auréolés de gloire,
Ils resteront la terreur des Teutons
Qui garderont, gravé dans la mémoire,
Le souvenir de nos marins bretons.

Rares sont les unités – plus encore celles de la taille d’une simple brigade de quelque 6 000 hommes, d’ailleurs dissoute dès novembre 1915 et réduite à un seul bataillon d’un millier de marins... – qui ont suscité un tel engouement, d’autant qu’aux poèmes, aux chansons, il faut ajouter des pièces de théâtre – d’une qualité littéraire d’ailleurs fort variable.

La particularité de toute cette « littérature », populaire ou non, est d’associer le français au breton : ceci permet sans doute de toucher un autre public, de jouer aussi sur d’autres modes de transmission. Yvonig Picard, compositeur bien connu, propose ainsi une gwerz intitulée Martoloded Breiz e Dixmud, publiée en août 1915.

Archives privées Yann Lagadec.

Il ouvre la voie à d’autres auteurs, notamment Yves Tillenon – alias Al Louzaouer, membre du Gorsedd des bardes de Bretagne –, à qui l’on doit un Bugale Duguay-Trouin e Dixmude, autrement dit Les enfants de Duguay-Trouin à Dixmude, qui obtient le premier prix du concours commémoratif en l’honneur de Duguay-Trouin organisé à Montfort-l’Amaury : tous les chemins mémoriels bretons semblent alors mener à Dixmude. Dédié « à l'amiral Ronarc'h, en souvenir de la victoire », le poème – en fait un chant : il inclut un diskan ou refrain – est intéressant notamment dans la mesure où, comme en 1915 sous la plume de Picard, la langue bretonne sert à promouvoir l’anti-germanisme primaire et, implicitement, le patriotisme français que l’on pourrait observer partout ailleurs en France, tout en valorisant il est vrai les combattants bretons :

Kerzomp var zouar, war vor;
Lammomp da heul hon breur,
Nijomp da glask henor,
Savomp Breizh, deut an heur.
Eur martolod barz an emgan
A zo boaz da c'houezha tan!

DISKAN

Gloar da wartoloded Breiz
Dispont, yud en tan vel eur bleiz!

Hor mipien ar Flandrez
Bec'hiet gant ar Voched
A zavo sont ha drez
Pa welint hon bruched.
E Furnes, Gand, Ypres, Dixmude,
Ronarc'h na Ni, na jomomp mut!

Allons sur terre, sur mer ;
Bondissons à la suite de notre frère,
Volons chercher l’honneur,
Sauvons la Bretagne, l'heure est venue.
Un marin dans la bataille
Est capable d'attiser le feu !

REFRAIN

Gloire aux marins de Bretagne
Sans peur, hurlant dans le feu comme des loups!

Nos fils des Flandres
Accablés par les Boches
Se lèveront debout et droits
Quand ils verront nos poitrines.
A Furnes, Gand, Ypres, Dixmude,
Ni Ronarc'h ni nous ne resterons muets !

En combattant à Dixmude, c’est la Bretagne que l’on sauve à l’en croire : aux Boches  – ar Voched – de Tillenon correspondent les Prussiens évoqués par Picard dans ses gwerziou. « Dirag eur Boch morse Breizad / Na gimiadaz eun troatad ! » conclut le premier : « Face à un Boche, jamais un Breton / Ne recula d'un pied ! »2.

Yann LAGADEC

 

 

 

 

 

 

1 Sur cet ouvrage, voir LAGADEC, Yann, « Charles Le Goffic, les Bretons et la Grande Guerre », préface à LE GOFFIC, Charles, Bourguignottes et pompons rouges suivi de Dixmude. Un chapitre de l’histoire des fusiliers marins (7 octobre-10 novembre 1914), Pabu, A l’Ombre des mots, 2018, p. 7-43.

2 Grand merci à Etienne Auffray pour sa traduction du texte d’Yves Tillenon.