A propos des décisions difficiles à prendre

De la bonne gestion des ressources alimentaires dépend en partie la paix sociale d'un Etat. Conscient des menaces qui planent sur l'Europe, les dirigeants décident d'anticiper la question du ravitaillement avec la loi du 11 juillet 1938 sur l'organisation de la nation en temps de guerre. Mais de l’anticipation à l’action il y a une marge que démontre parfaitement la suite des évènements. Il faut dire que les décideurs de l’époque gardent en mémoire la difficile expérience du rationnement de la Grande Guerre. Devenu rapidement impopulaire, il laisse un mauvais souvenir à la population qui a mal compris la nécessité de le prolonger, même après l'Armistice.

Là est surement la raison du décalage entre cette conscience d'agir et, le moment venu, l'incapacité à appliquer la mesure lors du déclenchement de la guerre en septembre 1939. Si la presse locale incite les consommateurs à réduire leur consommation, les gouvernants limitent leurs décisions aux denrées importées comme le café. Dans leur esprit, imposer trop tôt le rationnement serait en effet nocif pour le moral de la France, nation qui assume sa puissance grâce à son immense grenier et son empire colonial.

Tickets de rationnnement. Collection particulière.

Mais l'allongement de la « drôle de guerre » ne laisse plus réellement de possibilité. Les besoins de l'armée ou encore les premières attaques sous-marines impactent les stocks alimentaires. De manière générale, et ce sur un schéma sensiblement équivalent à la Première Guerre mondiale, le passage à une économie de guerre désorganise les circuits de production qui ne peuvent plus satisfaire la demande. Préconiser des « jours sans » ne suffit plus, il faut désormais agir. Le 29 février 1940, la décision est enfin prise : une carte d'alimentation individuelle verra le jour une fois la réalisation d'un recensement exhaustif. Les contours se dévoilent progressivement et le Journal officiel publie le 10 mars la répartition en catégories : E, enfants de moins de  trois ans, J, enfants de trois à douze ans révolus, A, consommateurs de douze à soixante-dix ans ne se livrant pas à des travaux de force, T, consommateurs de douze à soixante-dix ans se livrant à un travail pénible nécessitant une grande force musculaire, C, consommateurs des deux sexes à partir de douze ans se livrant aux travaux agricoles et enfin V pour les consommateurs des deux sexes de plus de soixante-dix ans ne pouvant être classés en catégorie C.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, devant un magasin de tabac en Bourgogne. Les files d'attente devant les magasins font partie de la mémoire collective de ce conflit. Collection particulière.

Mais la mesure tarde à se mettre en place puisqu’à la fin du mois de mai, les cartes ne sont toujours pas effectives. A Rennes, elles sont distribuées le 1er juin... Pour éviter un mouvement de panique et de mécontentement, la Mairie se montre rassurante : il ne faut pas tenir compte du pain, seul le sucre est rationné dans un premier temps.... Le discours du porte-parole, chef de bureau, est significatif des difficultés éprouvées par les autorités à l’annonce de cette nouvelle :

« Car vous le savez […] seule la carte se sucre entrera en vigueur au début de juin : il n'est pas question pour le moment d'appliquer les mesures restrictives à d'autres produits; le rationnement du pain que nous devions subir le premier ne va point être tout de suite appliqué et pour le charbon, il sera établi une carte spéciale 1

La gestion du rationnement est complexe. Son application est une décision politique de la plus haute importance. Elle est décisive pour le moral de la population, surtout en temps de guerre. D’ailleurs, dans les faits, la Campagne de France repousse la mise en place de la carte d'alimentation à l'automne 1940. Une première difficulté à gérer pour le nouvel Etat français du Maréchal.

Yves-Marie EVANNO

 

1 « Les cartes d’alimentation vont être distribuées à la mairie à partir de mardi », L’Ouest-Eclair, n°15 902, 26 mai 1940, p. 3.