Albert Londres, le Georges Philippar et les mystérieux agents « bolchéviques »

Le 16 mai 1932, le Georges Philippar achève tragiquement sa – courte – carrière dans le golfe d’Aden. Le somptueux paquebot, lancé 18 mois plus tôt à Saint-Nazaire, vient en effet d’être ravagé par les flammes alors qu’il s’apprêtait à achever le long voyage qui le mena, quelques jours plus tôt, en Chine et au Japon. Très vite les experts déclarent qu’un court-circuit serait à l’origine du drame. Pourtant, dans la presse, une toute autre théorie voit le jour : il pourrait s’agir d’un attentat. Si cette hypothèse est aujourd’hui écartée, elle est encore largement répandue pour expliquer les conditions mystérieuses entourant la mort de l’un des passagers, Albert Londres. Ce dernier, qui venait tout juste de réaliser une enquête sur les trafics d'armes et d'opium en Chine, aurait indiqué à de nombreux proches qu’il était sur le point de publier d’importantes révélations dont il conservait jalousement le secret. Était-ce un motif suffisant pour mettre le feu au paquebot ? Cette thèse n’est pas retenue par la presse bretonne qui préfère, au moment des faits, incriminer les « bolchéviques » dont l’activisme menace, depuis plusieurs années, la flotte française.

Les rescapés du Georges Philippar. Gallica / Bibliothèque nationale de France:  EI-13 (2946).

L’annonce de la terrible tragédie, le 17 mai, fait naturellement la une de l’ensemble des quotidiens bretons. Devant se contenter des informations partielles – et bien souvent contradictoires – qui leur sont délivrées par télégrammes, les rédactions ne peuvent que fournir un contenu approximatif à leurs lecteurs1. Ainsi, quand L’Ouest-Eclair annonce que 675 passagers auraient été sauvés, La Dépêche de Brest n’en recense que 5412… Même la présence d’Albert Londres sur le paquebot est sujette à débats entre les différents journaux. Certains, comme L’Ouest républicain, continuent d’affirmer, plusieurs jours après le drame, qu’il demeure encore un espoir que le journaliste s’est finalement embarqué sur un autre navire3.

Au fil des jours, la publication des premiers témoignages de rescapés permet de mieux comprendre le déroulement du naufrage. De terribles détails sont alors portés à la connaissance des lecteurs bretons, non sans force sensationnalisme. L’Ouest-Eclair révèle notamment que des scènes « indescriptibles et inimaginables se sont déroulées dans les cabines et dans les salles de première classe où le feu, alimenté par les boiseries et les tentures, s’est propagé avec une rapidité foudroyante »4. Pour échapper à l’asphyxie et aux brûlures, certains passagers n’ont alors pas d’autres choix que de se jeter dans les eaux chaudes du golfe d’Aden où, détail glaçant, ils aperçoivent de « menaçantes silhouettes de requins »5.

Mais le la publication de certains témoignages vient immédiatement semer le trouble quant à l’origine accidentelle de l’incendie. Dès le 22 mai, L’Ouest-Eclair reproduit in extenso la déclaration faite à Marseille par le commandant Vicq qui assure avoir lui-même constaté plusieurs départs de feu6. Il n’en fallait pas plus pour agiter les médias qui décident de mener leurs propres enquêtes. Ainsi, quelques jours plus tard, le quotidien catholique recueille les propos suspicieux d’un officier-mécanicien qui, de son côté, certifie qu’un court-circuit n’aurait pas pu entraîner une propagation aussi rapide du feu7. Plus loin, dans la même édition, une rescapée, « Madame Valentin », lâche pour la première fois le mot : il s’agirait, selon elle, d’un « attentat ». Cette thèse prend d’autant plus d’ampleur qu’un inspecteur de la Compagnie du Canal de Suez assure, pour sa part, que peu après son départ de France, quelques semaines plus tôt, une « machine infernale » avait été découverte, à bord du navire, avec un minuteur réglé pour exploser « au moment où le Georges Philippar se serait retrouvé au milieu du Canal de Suez » 8. Autre détail troublant, selon les journalistes, le commandant aurait lui-même reçu plusieurs lettres de menaces dont il n’aurait pas tenu compte9. Si tous les passagers ne partagent pas cette version des faits – y compris le commandant Vicq qui tente, après sa sortie médiatique remarquée, d’apaiser les esprits –, c’est bien la rumeur de l’attentat qui prend le pas sur l’information dans la presse bretonne10.

« Madame Valentin » interrogée par les journalistes. Gallica / Bibliothèque nationale de France: EI-13 (2946).

Pour tenter d’expliquer la motivation d’un tel acte, L’Ouest-Eclair exhume même les dossiers de deux autres paquebots français, Le Fontainebleau et le Paul Lecat, qui auraient sombré, en 1926 et 1928, dans des conditions similaires et inexpliquées11. Selon le quotidien, la probabilité « qu’un tel fait soit dû au hasard » n’est certes pas « rigoureusement impossible » mais « elle est sûrement improbable » 12. Les coupables sont immédiatement désignés puisqu’il s’agirait des « bolchévistes » qui possèdent des « cellules » dans chaque port où le bâtiment a fait escale, aussi bien en Chine qu’à Marseille13. Quant à la présence d’Albert Londres, elle n’est pas encore évoquée comme une motivation possible de l’attentat même si un témoin rapporte, le 3 juin, que le journaliste était enfermé « on ne sait comment » dans sa cabine14.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 « Un terrible sinistre maritime », L’Ouest-Eclair, 17 mai 1932, p. 1 ; « Le paquebot Georges Philippar en flammes dans le golfe d’Aden », La Dépêche de Brest, 17 mai 1932, p. 1.

2« Sur 857 personnes… », L’Ouest-Eclair, 18 mai 1932, p. 1.

3 « Le paquebot Georges Philippar prend feu dans le golfe d’Aden »,», L’Ouest-Républicain, 22 mai 1932, p. 2.

4 « La catastrophe du Georges Philippar », L’Ouest-Eclair, 20 mai 1932, p. 1.

5 « Les premiers rescapés du Philippar sont arrivés hier à Naples », L’Ouest-Eclair, 27 mai 1932, p. 2.

6 « Un troublant rapport… », L’Ouest-Eclair, 22 mai 1932, p. 1.

7 « Un officier mécanicien essaie d’expliquer la rapidité de l’incendie du Georges Philippar », L’Ouest-Eclair, 26 mai 1932, p. 1-2.

8 « Les premiers rescapés du Philippar sont arrivés hier à Naples », L’Ouest-Eclair, 27 mai 1932, p. 2.

9 « Des lettres de menaces furent reçues dit le commandant Vicq », L’Ouest-Eclair, ,28 mai 1932, p. 3.

10 « Le retour des rescapés en France », Le Nouvelliste du Morbihan, 4 juin 1932, p. 1.

11 « L’hypothèse d’un attentat à bord du Georges Philippar est-elle vraisemblable ? », L’Ouest-Eclair, 25 mai 1932, p. 1.

12 Ibid.

13 « Quatorze rescapés du Georges Philippar… », L’Ouest-Eclair, ,28 mai 1932, p. 1.

14 « Un dramatique récit du sauvetage manqué d’Albert Londres », L’Ouest-Eclar, 3 juin 1932, p. 2.