Jean Dehaene, le premier guillotiné à l’abri des murs de la prison de Saint-Brieuc

« Justice v[ient] d’être faite », c’est ce qu’annonce L’Ouest-Eclair le 20 juillet 1939, à l’annonce de l’exécution capitale de Jean Dehaene, la veille à Saint-Brieuc1. La nouvelle est tombée à travers le procès-verbal « dressé à l’issue de l’exécution et affiché à la porte de la prison ». En effet, pour la première fois en France, la peine capitale est appliquée, non plus sur la place publique, mais à l’abri des murs de la prison de la préfecture des Côtes-du-Nord.

Les lieux du crime. Carte postale. Collection particulière.

Aussi tragique qu’il soit, le crime commis par Jean Dehaene demeure somme toute un fait-divers assez banal. Marié depuis 10 ans à Alice Sorel, âgée de 28 ans, issue « d’une excellente famille dinannaise » 2, le chauffeur-mécanicien « né à Tourcoing le 10 août 1904 », mène « une vie d’enfer à sa jeune femme au grand désespoir des parents de cette dernière ». Ces violences conjugales aboutissent à la séparation du couple. Cependant, l’homme qui ne se résout pas au divorce continue à « espionn[er] et poursui[vre] sa femme ». L’histoire vire au drame le 10 décembre 1938, quand Jean Dehaene « frappe sa femme et son beau-père à coups de couteau » sur la place Duguesclin, en plein centre-ville de Dinan3. Les deux victimes succombent rapidement à leurs blessures : « la jeune femme [est] morte, en effet, en arrivant à l’hôpital et son père [rend] le dernier soupir à une heure moins le quart, à la clinique Saint-Luc, où il [a] été transporté ». Le meurtrier est arrêté rapidement à son domicile, après avoir tenté de se suicider « en se portant des coups de poignards à la poitrine, puis en ouvrant le robinet de gaz ». Deux jours après ce double crime, L’Ouest-Eclair souligne « l’émotion considérable [qu’il] a soulevé en ville et dans la région où M. Sorel et sa famille [sont] bien connus et estimés ».

L’affaire Dehaene revient dans l’actualité quatre mois plus tard, à l’occasion du procès, qui s’ouvre le 26 avril 1939 devant la Cour d’Assises des Côtes-du-Nord4. D’après L’Ouest-Eclair : « ce procès est de ceux qui font recette, si l’on en juge par l’affluence du public au Palais »5. Le quotidien fait le récit détaillé du déroulement du procès, allant jusqu’à reproduire in extenso une partie des échanges. L’audience ouverte à 13h30 est levée à 20h20. Le lendemain, l’audience reprend à 9h avec la plaidoirie de Me Aubert, avocat de la partie civile, puis le réquisitoire du procureur Auffray, avant que Me Le Saint défende l’accusé. Les débats sont clos à 13h30. A 14h15, la sentence tombe : « Jean Dehaene, reconnu coupable de double assassinat avec préméditation, est condamné à la peine de mort »6. Une journée et demi pour être condamné à mort… Loin des procès-fleuves que l’on voit de nos jours aux assises, le procès de Jean Dehaene ne sort pas des standards qui perdurent jusqu’à l’abolition de la peine de mort en 1981. Par exemple et parmi les tous derniers exécutés en France, Christian Ranucci et Jérôme Carrein sont condamnés, en première instance après deux jours de procès, le 10 mars 1976, pour le premier et au bout d’une seule journée, le 12 juillet 1976, pour le second.

Là, où l’histoire de Jean Dehaene sort de l’ordinaire, c’est qu’il est le premier condamné à mort à être guillotiné dans le huit-clos d’une prison. En effet, moins d’un moins avant son exécution, le décret du 24 juin 1939 supprime « la publicité des exécutions capitales », qui se font désormais « dans l’enceinte de l'établissement pénitentiaire »7. Ainsi, d’après le procès-verbal d’exécution, Jean Dehaene est mis à mort le 19 juillet par Jules Desjourneaux, « exécuteur des hautes œuvres », dans la cour intérieure de la maison d’arrêt, en la seule présence MM. Auffray, procureur de la République, Barc, juge d’instruction, Mathonnet, greffier en chef, Corbes, président du tribunal, ainsi que « le défenseur, l’aumônier de la prison, le capitaine de gendarmerie, un commissaire de police et le médecin légiste »8. Le procès-verbal est laconique, d’une rhétorique très administrative. L’acte d’exécution est décrit par ces seuls mots : « Dehaene ayant eu la tête tranchée en notre présence ». La nouvelle procédure de mise en œuvre de la peine de mort est la conséquence directe du désordre public ayant entouré l’exécution d’Eugène Weidmann, le 17 juin 1939, sur la place Louis Barthou à Versailles. Cependant, on ne peut évacuer un contexte plus large et plus ancien des questionnements politiques autour de la peine de mort en France. Dès la Révolution française et tout au long du XIXe siècle, les débats pour son abolition sont récurrents. Entre 1906 et 1908, le nouveau président de la République, Armand Fallières, abolitionniste fervent, tente de faire aboutir le projet en supprimant les crédits affectés aux exécutions et en graciant systématiquement les condamnés. En 1908, Aristide Briand, le garde des Sceaux du gouvernement de Georges Clémenceau, porte un projet de loi en ce sens. Las, le 8 décembre 1908, la Chambre des députés confirme la peine de mort comme la première des « peines afflictives et infamantes »9.

Le palais de justice de Saint-Brieuc où se tient le procès en assises de Jean Dehaene. Carte postale. Collection particulière.

Au final, moins spectaculaire qu’une tentative par le pouvoir politique d’abolition de la peine de mort, on peut percevoir l’exécution de Jean Dehaene derrière les murs de la prison de Saint-Brieuc, comme « le début de la fin » de la guillotine. En effet, mettre la peine capitale à l’abri des regards affaiblit considérablement la violence symbolique censée dissuader la commission de crimes. Pour autant, la violence réelle de la mise à mort demeure, quant à elle, certaine jusqu’à son abolition le 18 septembre 198110.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

1 « La première exécution à l’intérieure d’une prison », L’Ouest-Eclair, 20 juillet 1939, p. 4, en ligne.

2 « Le double crime de la place Duguesclin », L’Ouest-Eclair, 12 juillet 1938, p. 8, en ligne.

3 « Un ancien garagiste frappe sa femme et son beau-père à coups de couteau », L’Ouest-Eclair, 11 décembre 1938, p. 12, en ligne.

4 « Jean Dehaene, assassin de sa femme et de son beau-père, comparait demain devant ses juges », L’Ouest-Eclair, 25 avril 1939, p. 8, en ligne.

5 « Jean Dehaene répond devant ses juges de l’assassinat de sa femme et de son beau-père », L’Ouest-Eclair, 27 avril 1939, p. 6, en ligne.

6 « Le crime de Dinan devant les assises des Côtes-du-Nord. Jean Dehaene est condamné à mort », L’Ouest-Eclair, 28 avril 1939, p. 6, en ligne.

7 Décret du 24 juin 1939, supprimant la publicité des exécutions capitales. Le texte est présenté en ligne sur le site Crimino corpus.

8 « La première exécution à l’intérieure d’une prison », art. cit.

9 Retranscription de la séance du 8 décembre 1908 à la Chambre des députés, concernant les débats sur la peine de mort, disponibles sur le site de l’Assemblée nationale.

10 Pour s’en convaincre, il suffit de lire le récit glaçant fait par Monique Mabelly, juge d’instruction commise d’office pour assister à l’exécution d’Hamida Djandoubi, le 9 septembre 1977, à la prison des Baumettes de Marseille . Rétrospectivement, il s’agit de la dernière mise à mort d’un condamné en France. Ce récit a été rendu public en 2013 par le journal Le Monde, par l’intermédiaire de Robert Badinter.