L’année polaire se termine à Brest !

Il est 9h30, en ce dimanche 27 août 1933, lorsque le Pollux apparaît dans la rade de Brest. A bord cet ancien brise-glace russe, les quinze aventuriers qui, dans le cadre de la deuxième Année polaire internationale, viennent d’effectuer une mission de treize mois au Groenland. Une aventure qui fascine un public jeune mais aussi moins jeune, particulièrement friand des aventures polaires qui font l'actualité ou la littérature1. Ce retour est donc une aubaine pour le journaliste de l’Ouest-Eclair  Alain Bidard de la Noë qui publie une série de trois articles en l'honneur de la mission les 28, 29 et 30 août 19332. Alors que l’actualité relate l’arrestation de « la parricide fugitive » Violette Nozière3 et les premières violences nazies4, le journaliste apporte une note plus détendue aux nouvelles en transportant le lecteur au pays des « esquimaux », « ours blancs » et autres « narvals ». L’occasion s’offre à nous de (re-)découvrir une expérience scientifique peu connue, à travers une plume bien ancrée dans les représentations de son temps.

Dessin satirique publié dans l'Ouest-Eclair le 29 août 1933. Archives Ouest-France.

L’Année polaire, une expérience scientifique internationale

L’Année polaire est avant toute chose un succès scientifique de premier plan. Lors du congrès international de météorologie qui se tient en avril 1879 à Rome, les scientifiques déplorent le peu de stations d’observations établies dans les latitudes élevées alors même que « les phénomènes magnétiques et électriques [y] sont plus marqués qu'ailleurs »5. Pour mener à bien un tel projet, il faut des financements que (presque) seuls les Etats peuvent apporter. Quatorze nations acceptent de coopérer pour la science, ce qui constitue un certain succès diplomatique en raison des rivalités européennes liées aux conquêtes coloniales africaines. La première Année polaire se déroule ainsi en 1882-1883. La France choisit alors la Terre de Feu, dans l’hémisphère sud, pour y envoyer une équipe composée de militaires, scientifiques et médecins.

L’expérience est couronnée de succès, si bien qu’un demi-siècle plus tard les scientifiques proposent de la renouveler avec un matériel technologique plus perfectionné. Suite aux premières discussions entamées un an plus tôt, le projet est entériné à Stockholm en 1930. Vingt-six pays s’engagent cette fois à financer les opérations. Pour la France, changement de cap, ce sera l’hémisphère nord à Scoresby Sund, sur la côte est du Groenland. La région, « inhospitalière et coupée du monde », est seulement accessible par la mer quelques semaines en été. Elle est toutefois habitée par une colonie danoise établie en 1925 et composée de « 120 esquimaux ». Le projet scientifique piloté par Jean-Baptiste Charcot est ambitieux même s’il est bridé par les restrictions budgétaires conséquentes de la crise qui s’est abattue sur l’Europe.

Localisation de Scoresby Sund. Google map.

La mise en place de la mission

Le 4 juillet 1932, à Brest, les quinze aventuriers sélectionnés pour la mission s’embarquent sur le Pollux « avec un courage admirable, pour aller s'emprisonner volontairement au milieu des glaces polaires, sans espoir de rapatriement, quoi qu'il arrivât avant l'époque fixée ». Du courage il en faut en effet pour ces hommes, néanmoins convaincus de partir vivre une expérience extraordinaire. L’équipe placée sous les ordres du chef de mission, le lieutenant de vaisseau Yann Habert, est composée de onze militaires, de trois scientifiques civils6 et d'un médecin. Après trois semaines de navigation, ils atteignent la station préalablement établie un an plus tôt par Jean-Baptiste Charcot et les membres du célèbre Le Pourquoi Pas ? IV. Ce dernier, parti de Cherbourg est également présent ce 26 juillet 1932 pour effectuer les derniers aménagements avec l’aide de la population et du « monstre increvable », leur veille Ford7 !

Le Pourquoi pas IV. Wikicommons.

En hommage à l’ancien président de la République – assassiné dans l’exercice de ses fonctions quelques semaines plus tôt – la base est appelée Station Paul Doumer et rebaptisée par les Bretons « Ker-Doumer ». L’aventure débute réellement le 1er septembre lorsque les Pollux et Pourquoi Pas ? IV quittent la station avant que la glace ne reprenne ses droits. Et l’aventure débute mal : le 8 septembre, un incendie condamne la station TSF danoise, coupant de facto les Français de toute communication avec le monde extérieur. Grâce à l’abnégation du breton Max Douguet8, la station est remise en service le 19 novembre. La nuit polaire est alors sur le point de s’abattre.

Vivre au Pôle nord

Alain Bidard de la Noë consacre son article du 30 août à la vie quotidienne des « savants » au Pôle nord. Une description avec une teinte romanesque tant l’aventurier semble se conformer aux codes littéraires. Ainsi, les Français se plient à la gastronomie locale : saumon, morue, perdrix, lièvre blanc, biftecks de bœufs musqués, cuisseaux d’ours blancs, foie de phoque et peau de narval cuite ou  … crue. C’est, selon Yann Habert, un mets délicieux au « goût de noisette ». Jean-Pierre Rothé, quant à lui, la préfère crue avec un petit peu de confiture.

Scoresby Sund. Wikicommons.

Les héros d'Alain Bidard de la Noë résistent également aux conditions de vie hostiles : nuit continue de deux mois, de nombreuses tempêtes avec des vents enregistrés à 42 mètres à la seconde – qui ont eu raison d’un observatoire et d’une vedette à moteur – et des températures de - 38,5° ! Des conditions qui ne semblent pas refroidir les vaillants aventuriers puisque ces derniers demandent au Gouvernement de prolonger d’un an la mission. Requête refusée pour raisons budgétaires …

Il faut dire que dire que la vie est facilitée par l'accueil chaleureux offert par la population locale. Alain Bidard de la Noë ne manque pas – avec une certaine tendresse paternaliste –  de faire découvrir au lecteur la tribu d'Agamsalik découverte en 1883 par Gustav Holm, puis déplacée au Scoresby Sund en 1925. Une description qui semble inévitable tant les « indigènes » sont à la « mode » au tournant des années 1930. Pour preuve, l'Exposition coloniale internationale organisée en 1931 est un véritable succès tout comme le triomphe parisien de la revue nègre de Joséphine Baker.

Mais revenons aux « esquimaux ». Malgré le lien récent de la tribu avec l’Occident, les membres de la mission constatent la forte pénétration des modes occidentales. Ainsi, si les hommes portent de traditionnelles « bottes en peau de phoque » ainsi que des anoraks en «  peau de phoque pour l'hiver », les plus jeunes cèdent à une coquetterie bien plus moderne : « la casquette jockey ». Comme le remarque avec un brin d’humour l’auteur, « tout se perd ». Un constat qu’il dresse également pour les femmes qui, si elles n’ont pas encore cédées aux cheveux « coupés et ondulés », ne les graissent toutefois plus à l’huile de phoque. A contrario, « l'indigène » reste impressionné et fasciné par la technologie utilisée par les « savants », notamment les téléphones sans fils. Les relations paraissent alors excellentes entre les deux cultures et ce, malgré la barrière de la langue. Ainsi, le dimanche après-midi, les Français apprennent aux jeunes demoiselles l’art de la danse aux rythmes des musiques jouées par les phonographes de l’équipage.

Captured'écran du film réalisé sur l'expédition par le Cinéma des armées. ECPAD.

Kénavo Ker-Doumer

Le 16 août 1933, la mission est contrainte de quitter Ker-Doumer avec sans doute une pointe de nostalgie. Les aventuriers abandonnent leurs phonographes à leurs cavalières d’une année. Mais la tristesse cède rapidement aux larmes de joies lorsque les familles accueillent leurs héros sur les quais de Brest. Une aventure unique et extraordinaire qui conclue le premier hivernage français en Arctique. Pourtant, l’Année polaire tombe quelque peu dans l’oubli en raison des tensions internationales qui perturbe la coordination scientifique en Europe. Ainsi, si quelques études sont publiées –  notamment par Paul Tchernia en 1941 et 19429 – les résultats scientifiques de l’expédition ne paraissent qu’en 1951, après la guerre. C'est seulement en 1962 que le Service cinéma de l'Armée monte un reportage grâce aux images tournées par l'enseigne de vaisseau Auzanneau10. Quant à l’Année polaire, elle est toujours d’actualité, sa quatrième édition s’est ainsi déroulée en 2007-2008.

Yves-Marie EVANNO

 

1 On peut ainsi renvoyer à la rivalité entre Frederick Cook et Robert Peary au sujet de la découverte du Pôle nord qui suscite l'intérêt de la presse au début du siècle.

2 « Après un séjour d'un an au Groenland, les membres de la mission scientifique sont arrivés hier à bord du Pollux », L'Ouest-Eclair, n°13444, 28 août 1933, p.4, « Au cours de leur séjour au Scoresby-Sund, les membres de la mission scientifique française ont procédé à des travaux du plus haut intérêt », L'Ouest-Eclair, n°13445, 29 août 1933, p.6 et « La vie au Soresby », L'Ouest-Eclair, n°13446, 30 août 1933, p.6.

3 « La parricide fugitive », L'Ouest-Eclair, n°13444, 28 août 1933, p.2.

4 « Les Allemands perdent-ils la tête ? Les incursions des bandes hitlériennes se multiplient sur les frontières », L'Ouest-Eclair, n°13445, 29 août 1933, p.1.

5 MAURAIN, Alain, « L'année polaire 1932-1933 », in Annales de Géographie, 1932, t. 41, n°231, pp. 335-336.

6 Les géophysiciens Alexandre Dauvillier et Jean-Pierre Rothé ainsi que le biologiste Paul Tchernia.

7 « Le Pollux est parti pour le Groenland avec une mission scientifique », L'Ouest-Eclair, n°13025, 5 juillet 1932, p. 5.

8 Qui devient par la suite un navigateur réputé et maire de la commune de Port-Launay dans le Finistère.

9 TCHERNIA, Paul, Rapport sur les travaux biologiques effectués au Scoresby Sund. Année Polaire internationale (1932-1933), tome 3, Gauthier-Villars, Paris, 1941 et « Considérations d'anthropologie physiologique sur les Esquimaux », Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, IX° Série, tome 3, 1942, pp. 44-55.

10 http://www.ecpad.fr/mission-polaire