L’ouverture du procès de Raoul Villain, meurtrier de Jean Jaurès

S’il est bien un événement qui semble relever d’une discordance des temps, d’une sorte de persistance rétinienne quasi anachronique, c’est le procès de Raoul Villain, l’assassin de Jean Jaurès. Celui-ci s’ouvre en effet à Paris le 24 mars 1919, près de cinq ans après les faits. Cinq années d’une Grande Guerre ayant fauché 1 300 000 poilus, sans compter les blessés, les mutilés, les gueules cassées ou tout simplement les traumatisés, et ayant accouché d’un monde nouveau. Alors que s’ouvre la première audience, L’Ouest-Eclair titre d’une part sur la poussée des « Soviets » en Europe centrale, d’autre part sur une paix qui, à Versailles, ne semble pas parvenir à être conclue. Si une colonne est bien réservée au procès de l’assassin de Jean Jaurès, celui-ci semble presqu’anecdotique, comme relevant d’une séquence historique antérieure. La preuve en est que le grand quotidien catholique éprouve le besoin de « rappeler les faits » à ses lecteurs1.

Photographie anthropométrique de Raoul Villain. Wikicommons.

Cette ligne éditoriale ne doit rien aux rivalités politiques ayant opposé L’Ouest-Eclair au directeur de L’Humanité, journal socialiste alors dirigé par le breton Marcel Cachin et consacrant les 6 colonnes de sa une du 24 mars 1919 à l’ouverture du procès et à la mémoire du défunt. Toutefois, ce choix ne doit pas tromper. Invoquer le souvenir de Jaurès et ses « prophéties » sur la guerre, c’est non seulement préempter son souvenir mais capitaliser afin d’empêcher les socialistes de la SFIO de s’en emparer. De ce point de vue, en ce mois de mars 1919, l’Union sacrée est définitivement enterrée. La bataille est en effet rude et dans le Finistère, Le Cri du peuple socialiste, l’organe de la fédération départementale du Parti socialiste SFIO, titre sur 6 colonnes « Celui que nous pleurons… Jaurès »2. Le procès qui s’ouvre est en réalité doublement politique : il s’agit non seulement de traduire en justice le nationalisme ayant conduit au conflit, ce qui pour le coup ne fait nullement débat tant le consensus est unanime à gauche sur cette question, mais aussi de conquérir l’héritage jaurésien. D’une certaine manière, ce sont les germes de la scission du Congrès de Tours, en 1920, qui se lisent ici.

En réalité, l’ouverture du procès de Raoul Villain n’est pas, sauf pour la presse d’opinion qui se dispute, tant au plan local que national, la mémoire du député du Tarn, une information d’une grande importance. A Brest, le 24 mars 1919, seule l’édition du soir de la Dépêche évoque le souvenir du parlementaire socialiste, et encore pour relayer les propos peu sympathiques d’un certain Charles Roy3. Il faut attendre le lendemain, et l’édition du 25 mars 1919, pour que le quotidien finistérien couvre l’événement. Mais l’intérêt n’y est pas vraiment et les premières lignes du compte rendu de la première audience en donnent très explicitement la raison :

« Le procès de Villain n’a pas attiré au palais le public nombreux qui, à une autre époque, se serait écrasé aux abords des assises. C’est à peine si une centaine de curieux se prennent à midi aux barrières qui interdisent l’accès de la galerie de Harley. »4

En réalité, ce n’est pas le procès de l’assassin de Jean Jaurès qui retient l’attention de La Dépêche mais bien le « péril bolcheviste » : celui-ci s’étale en effet en première page sur quatre colonnes, dont deux couvertes par l’éditorial du rédacteur en chef, Louis Coudurier.

A Rennes, L’Ouest-Eclair est bien entendu sensible à cette question et, dans l’édition datée du 25 mars 1919, l’éditorialiste P.-O. Dolbert se demande « comment éviter la contagion chez-nous ? »5 Mais au soir de la première journée d’audience, si le quotidien rennais revient en détail et sur trois colonnes sur le déroulement du procès de Villain, c’est entre autres pour clarifier la situation politique de l’accusé et bien rappeler qu’il « n’a fait que passer » au Sillon, mouvement fondé par Marc Sangnier et voulant rapprocher le catholicisme d’avec la République, créneau politique qui est précisément celui de L’Ouest-Eclair6. Là encore, l’intention politique est manifeste.

A Paris, au Café du Croissant, quelques instants après l'assassinat de Jean Jaurès, le 31 juillet 1914. Paris ZigZag.

On peut tout de même être étonné du peu d’intérêt de la presse bretonne pour l’ouverture du procès de Raoul Villain. Dans L’Ouest maritime, l’information est certes évoquée en première page mais avec une surface de texte à peu près équivalente à l’arrivée à Brest du ministre américain de la Marine7. On pourra certes y voir une prime au localisme et arguer du fait que les liens entre Jean Jaurès et la Bretagne sont assez ténus. Mais ceux de l’accusé avec la péninsule armoricaine sont attestés. La Dépêche de Brest et L’Ouest-Eclair, notamment, relèvent que l’assassin est un ancien étudiant de l’école d’agriculture de Rennes. Mais, comme pour mieux se démarquer de la figure repoussoir qu’est Villain, ces journaux s’en tiennent à un énoncé purement factuel, qui n’a néanmoins rien de neutre. Car s’associer de près ou de loin au meurtrier de Jean Jaurès, c’est, d’une certaine manière, aller à l’encontre de celui qui est vu comme l’ultime barrage contre la guerre et qui perd la vie, un 31 juillet 1914, au Café du Croissant, laissant de fait la porte grande ouverte à la fureur des armes pour le plus grand profit marchands de canons. Et peu importe au final que ce discours soit éminemment contestable : la Bretagne, comme tout le reste de l’hexagone du reste, ne souhaite alors rien de plus que la paix.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

1 « Villain l’assassin de Jaurès en cour d’assises », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7173, 24 mars 1919, p. 1.

2 Le Cri du Peuple, 11e année, n°568, 29 mars 1919.

3 « Jean Jaurès et Jean Longuet », La Dépêche de Brest (édition du soir), 4e année, 24 mars 1919, p. 2.

4 « Le meurtrier de Jaurès en cour d’assises », La Dépêche de Brest, 33e année, n°13 085, 25 mars 1919, p. 1.

5 « Contre le Bolchevisme », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7174, 25 mars 1919, p. 1.

6 « Villain à la cour d’assises de la Sein », L’Ouest-Eclair, 20e année, n°7174, 25 mars 1919, p. 1.

7 L’Ouest maritime, 2e année, n°24, 25 mars 1919.