Les Anglais et le tunnel sous la Manche

S’il est une réalité effective depuis le milieu des années 1990, et que l’on empreinte désormais sans, il faut bien l’avouer, trop y prendre gare, le tunnel sous la Manche a longtemps fait figure de véritable serpent de mer, projet chimérique que nombreux jugent voué à l’échec. L’éditorial que publie le 30 avril 1929 dans les colonnes de L’Ouest-Eclair Joseph Mennessier, sous les apparences d’un vibrant plaidoyer, ne dit en réalité pas autre chose. Ce faisant, il constitue un intéressant objet historique éclairant avantageusement la manière dont Français et Britanniques envisagent leur puissance.

Carte postale. Collection particulière.

A en croire l’auteur, c’est bien aux Anglais, et uniquement aux Anglais, que doivent être imputés les retards de ce projet pharaonique, dont les premières versions apparaissent au milieu du XIXe siècle. Ceux-ci invoquent, et à juste titre d’ailleurs, les risques que leur font encourir d’un point de vue militaire un tel ouvrage d’art : faire fi de leur insularité, c’est également se priver d’une efficace barrière naturelle contre les invasions. C’est ainsi que la guerre de 1870 suspend un projet pourtant préalablement validé par Napoléon III et la reine Victoria. Si les progrès de l’aviation au cours de la Première Guerre mondiale tendent à modifier le cadre stratégique lié au tunnel, les réticences militaires demeurent fortes, ce qui est d’ailleurs bien logique pour qui se rappelle des premières semaines de la campagne, lors de l’été 1914, et du succès in extremis de cette manœuvre étrangement appelée Course à la mer, puisqu’il s’agissait en réalité d’en bloquer l’accès aux Allemands.

Mais Joseph Mennessier convoque dans cet article publié par le grand quotidien breton d’autres arguments qui ne manquent pas d’interpeller. Les avantages qu’il y aurait à tirer d’un tel tunnel au plan économique font ainsi l’objet d’arguments parfaitement antithétiques. C’est ainsi qu’une partie de la presse britannique évoque de nombreux bénéfices pour l’économie insulaire, « plus grande rapidité des voyages ; afflux des hommes d’affaires et des touristes ; amélioration du commerce ; développement de l’industrie » ; tandis qu’une autre s’inquiète au contraire des conséquences d’une telle réalisation. Sont ainsi abordés la question de la pérennité du trafic maritime transmanche et tout un ensemble de réactions plus ou moins protectionnistes : « ils sont légion les petits commerçants et industriels qui seraient incapables de lutter contre un envahissement du marché anglais par les marchandises du Continent ».

De tels comportements ne sont pas neutres et montrent bien combien la France et le Royaume-Uni envisagent en cette fin des années 1920 leur situation, ces deux pays étant sortis vainqueurs mais exsangues de la Grande Guerre. Si Paris ne semble pas douter un seul instant de sa force, Londres parait au contraire plus hésitante, quitte à se voiler la face. La question du tourisme est ainsi des plus intéressante puisqu’à en croire Joseph Mennessier – qui précisons-le est Français, ce qui n’est ici pas sans intérêt – le tunnel pourrait signifier la fin de l’économie touristique britannique : « Ne vit-on pas mieux, pour la même somme d’argent, et ne s’amuse-t-on pas davantage n’importe où en France ou sur le Continent qu’à Brighton, à Bournemouth où à Blackpool ? »

Carte postale. Collection particulière.

Bien entendu, il convient de considérer cet éditorial avec prudence, les biais de l’auteur étant par trop nombreux pour ériger ce texte en analyse objective. Pour autant, il y a un point qui ne manque pas de frapper. Alors que le tunnel raccroche tant physiquement que symboliquement Londres à l’Europe, comme une injonction adressée à la capitale britannique pour qu’elle prenne part aux affaires continentales, un autre horizon d’attente se propose aux Anglais, celui des « produits de [ses] Colonies et de [ses] Dominions de l’Empire ». Comme autant de marqueurs d’une puissance désormais grignotée par des Etats-Unis, malgré leur isolationnisme.

Erwan LE GALL