Carnets ou mémoires ?

A première vue, on ne peut qu’applaudir la publication des mémoires de Paul-Emile Grimaud1, déporté par mesure de répression le 28 juin 1944 à Dachau par un transport en provenance de Bordeaux après une période d’internement au fort du Ha. En effet, tout texte visant à enrichir la fantastique base de données du livre-mémorial de la déportation partie de France patiemment élaborée par les chercheurs de la Fondation pour la mémoire de la déportation est une bonne chose, afin de mettre du relief, de la vie, des sentiments, derrière ces innombrables listes de numéros matricules. Mais lorsque l’on sait que ce même Paul-Emile Grimaud est aussi un préfet de Vichy, il est évident que cette publication ne peut être envisagée sans un certain nombre de précautions.

Or, manifestement, tel n’a pas été le cas ici pour ces mémoires rédigées manifestement en juillet 1972 (p. 553) puisque ce volumineux ouvrage ne s’accompagne d’aucun appareil critique, ni même d’une simple introduction. C’est d'ailleurs dès la première phrase du livre que le lecteur éprouve un certain malaise puisque, pour introduire ses souvenirs de préfet en poste à Mont-de-Marsan, Paul-Emile Grimaud avance que « pour comprendre les premiers sentiments des  habitants des Landes à l’égard des envahisseurs allemands de 1940, il faut se rappeler que leurs caractères ethniques sont un peu particuliers » (p. 11). Certes une telle phrase n’a rien d’exceptionnel pour l’époque mais le moins que l’on puisse dire est qu’elle aurait sans doute justifié qu’on la contextualisât. Pourtant, on le verra, malgré une certaine perplexité, on ne peut que rester émerveillé devant le potentiel inexploité de la source exceptionnelle que constituent ces carnets2.

A droite avec le col de fourrure, René Bousquet en 1943 à Marseille. Wikicommons / Bundesarchiv.

M.-O. Baruch le rappelle très bien, les préfets de Vichy ne peuvent pas se résumer aux figures de Bousquet et Papon, et encore moins à celle de Jean Moulin3. Il est donc évident que tout écrit privé d’un membre de ce corps de l’Etat français ne peut être que d’un grand intérêt, surtout si l’on considère le fait que, pour la Bretagne, les témoignages de cette nature ne sont au final pas si nombreux4. Or, Paul-Emile Grimaud est préfet du Morbihan pendant moins d’un an, entre novembre 1941 et octobre 1942.

Mieux encore, ce haut-fonctionnaire témoigne d’un grand attachement à ce département puisqu’il se trouve être le fils du préfet Marie-Louis Grimaud, en poste à Vannes pendant la Première Guerre mondiale. Autant dire que cette mutation en Morbihan n’est pas pour l’auteur un débarquement en terre inconnue puisqu’il est mobilisé pendant la Grande Guerre au 35e régiment d’artillerie de campagne de Vannes (p. 108). On peut dès lors se demander quel crédit accorder à ces mémoires lorsque le premier souvenir réellement politique évoqué dans ce texte concerne le mouvement indépendantiste breton, et plus particulièrement le journal L’Heure bretonne (p. 119) : faut-il y voir un reflet exact de l’importance prise par cette question où une des manifestations du prisme déformant que peut constituer la mémoire, surtout dans un contexte aussi particulier ?

Là est sans doute tout l’intérêt de ce volume puisqu’il offre un angle de vue inédit sur des questions que l’on peut appréhender par le biais de sources officielles, celles du cabinet du préfet conservées aux Archives départementales du Morbihan. Et c’est assurément pour cela que cette publication est une bonne nouvelle puisqu’elle livre en effet de multiples perspectives. Sans doute ne faut-il pas attendre de grandes révélations de ce texte – la vision du délégué à la propagande dans le Morbihan (p. 129 et 157) est conforme avec ce que F. Loko peut en dire à propos de l’Ille-et-Vilaine – mais des éclaircissements, des contre-points, qui ne pourront que profiter à la connaissance de cette période.

Carte postale. Collection particulière. Les bombardements de Lorient occupent une large place dans ces souvenirs du préfet Grimaud.

On se permettra toutefois de mettre en garde quiconque souhaiterait entreprendre un tel travail tant les précautions méthodologiques sont ici essentielles. Ecrit en 1972, c’est-à-dire à un moment où la mémoire de Vichy revient en force5, ce texte est parfois très délicat à manier tant les suspicions de reconstructions mémorielles sont nombreuses. Si l’on veut bien entendre que le préfet du Morbihan, dont les appartements privés jouxtent ceux du Feldkommandant Ritter Von Reiss, apprécie de se retrouver à l’occasion d’une manifestation officielle à Sainte-Anne d’Auray uniquement « entre français », on a du mal à croire que celui-ci puisse ouvertement s’entretenir avec ses homologues de Bretagne et en présence d’évêques « des espérances de la libération de notre sol que nous pouvions fonder sur la victoire des Alliés » (p. 123). Il en est de même lorsque le propos glisse sur l’épuration, « sinistre comédie qui permit alors à des aventuriers de se hisser jusqu’à des places normalement hors de portée, voire à certains honnêtes citoyens de ne pas payer leur tailleur ou leur bottier » (p. 163).

Ces deux exemples le montrent bien, la plume de Paul-Emile Grimaud n’est pas dénuée de qualités littéraires, au contraire même, ce qui rend ce texte très agréable à lire mais peut parfois rendre son analyse plus complexe. Et on peut d’ailleurs même se demander si l’auteur n’est pas conscient de cela lorsqu’il concède (p. 156) :

« Si j’ai entrepris de noter par écrit, pour mon usage personnel, les souvenirs de ces temps de malheur qui me reviennent en foule à la mémoire, je n’ai pas pour autant l’intention d’en dresser un inventaire aussi exact que celui qu’en ferait un comptable. »

Aussi est-ce pourquoi nous sommes dès aujourd’hui impatients de lire les travaux de celles et ceux qui décideront de s’atteler à cette difficile tâche qu'est l'analyse de ces Carnets d'un préfet de Vichy.

Erwan LE GALL

GRIMAUD, Paul-Emile, Carnets d’un préfet de Vichy, 1939-1944, Paris, 2014.

 

1 GRIMAUD, Paul-Emile, Carnets d’un préfet de Vichy, 1939-1944, Paris, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 On peut d’ailleurs se demander s’il n’aurait pas été plus juste d’intituler cet ouvrage Mémoires d’un préfet de Vichy.

3 Sur ce dernier on renverra notamment à MOULIN, Jean, Premier combat, Paris, Les Editions de minuit, 1947, magnifique témoignage d’un préfet en poste en Eure-et-Loir.

4 Mentionnons les souvenirs de LECORNU, Bernard, Un préfet sous l’occupation allemande, Paris, France-Empire, 1997, qui était sous-préfet de Châteaubriant au moment de l’exécution des otages.

5 Sur cette question on renverra à l’incontournable ROUSSO, Henry, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.