Histoire d’un album : celui d’Auschwitz

Le nom de Lili Jacob ne dira pas grand-chose aux lecteurs d’En Envor. Et pourtant, rares sont les personnes qui peuvent se targuer d’avoir autant contribué, d’avoir autant fait, par un simple geste, pour la connaissance historique. Née en 1926 en Hongrie, Lili Jacob est arrêtée et déportée par mesure de persécution à Auschwitz en mai 1944, en compagnie de toute sa famille. Onze mois plus tard, en avril 1945, lorsque le camp de Dora-Nordhausen où elle survit est libéré par les Américains, elle est la seule rescapée de sa famille. C’est à ce moment qu’elle découvre un album de 33x25cm contenant près de 200 photographies, dont certaines figurent certains de ses proches, des membres de sa famille, ainsi qu’elle-même.

Arrivée d'un convois de déportés à Auschwitz en mai 1944. Il s'agit de la troisième photo de Lili Jacob.

C’est ce véritable trésor que donne à découvrir L’album d’Auschwitz, édition co-publiée par le réseau Canopée et la Fondation pour la Mémoire de Shoah confiée aux soins experts de Serge Klarsfeld1. Employer le terme de trésor dans une phrase contenant le mot Auschwitz peut paraitre choquant et nous souhaitons d’avance nous excuser auprès des lecteurs qui pourraient être choqués par une telle formulation. Pourtant, aux yeux de Lili Jacob, c’est bien de cela dont il s’agit puisque ce vestige de l’horreur est le seul objet qui la rattache à sa famille anéantie. Aussi est-ce pourquoi elle garde avec elle pendant 35 ans cet album si précieux.

Car il convient de ne pas s’y tromper. En conservant cette collection de photographies et en la confiant, en 1980, à l’institut Yad Vashem, Lili Jacob a fait œuvre magnifique. Sous des aspects anodins, ce document est en effet une source d’une importance considérable. Si l’historiographie concernant Auschwitz et le système concentrationnaire nazi est aujourd’hui conséquente, éminemment nombreux sont les documents disparus, détruits par les SS pour qui ils avaient valeur de preuve, au sens juridique du terme. Effacer les traces du crime, c’était en quelque sorte occulter le crime lui-même. Et c’est précisément à ce moment qu’intervient le trésor de Lili Jacob, unique témoignage photographique des ultimes étapes du processus de destruction à Auschwitz2, puisque comme le rappelle Simone Veil dans la belle préface de ce volume « L’Album d’Auschwitz ne montre pas les morts mais les vivants ; il témoigne de l’humanité à laquelle nous appartenions et dont les nazis avaient voulu nous éliminer ».

C’est donc cela que donne à voir ce volume absolument indispensable, complément incontournable des travaux de Claude Toczé sur la destruction des Juifs de Bretagne3. Reproduisant l’album de Lili Jacob, il présente des dizaines de photographies prises vraisemblablement par les SS Ernst Hoffman et Bernhard Walter au mois de mai 1944, lors de la déportation des Juifs de Hongrie. On y voit des centaines de personnes au regard hagard sortir de sinistres wagons à bestiaux. Puis on assiste, pétrifié, à la sélection, étape où les SS trient les victimes destinées aux chambres à gaz et celles condamnées à mourir d’épuisement par le travail forcé. Les commentaires extrêmement précieux de Marcello Pezetti et Sabine Zeitoun permettent de surcroît de localiser avec une stupéfiante précision les lieux et même d’identifier certains individus, donnant ainsi une magistrale leçon d’utilisation de la photographie comme source en histoire.


On l’aura compris, c’est d’un volume absolument exceptionnel qu’il s’agit ici. Pour autant, certains connaisseurs auront peut-être remarqué qu’il n’est pas inédit puisque ce livre a déjà été publié en 2005 à l’occasion des commémorations entourant le 60e anniversaire de la Libération des camps. Or l’on se doit de dire deux mots de la présente réédition qui est enrichie d’un webdocumentaire, disponible à partir du 27 janvier 2015, et d’un film remarquable intitulé Album(s) d’Auschwitz. Dans ce documentaire extrêmement stimulant, William Karel et Blanche Finger croisent le trésor de Lili et un autre album photographique concernant Auschwitz, celui de l’officier SS Karl Höcker. Constitué de clichés pris également en mai 1944, cette seconde source d’une importance considérable, point de départ de l’excellent Ressources inhumaines de Fabrice D’Almeida4, se focalise non pas sur le processus de mise à mort mais sur les à-côtés du camp, et notamment sur les moments de détente des officiers responsables d’Auschwitz. Il en résulte un film magistral qui ne fait qu’ajouter à une réalisation en tous points exemplaire.

Erwan LE GALL

KLARSFELD, Serge, L’album d’Auschwitz, Paris, Canopée / Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 2014.

 

 

 

1 KLARSFELD, Serge, L’album d’Auschwitz, Paris, Canopée / Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 2014.

2 Pour une compréhension globale du processus, nous ne pouvons que renvoyer à la somme monumentale qu’est HILBERG, Raul, La destruction des juifs d’Europe, Paris, Folio, 2006.

3 TOCZE, Claude, Les Juifs en Bretagne, Ve-XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.

4 D’ALMEIDA, Fabrice, Ressources inhumaines, Les gardiens de camps de concentration et leurs loisirs, Paris, Fayard, 2011.