Incarcérer les collaborateurs

Ce livre est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’université Paul Valéry-Montpellier III en novembre 2013. Il se divise en sept chapitres qui peuvent être regroupés en trois grandes parties : la situation insurrectionnelle à la Libération et l’ouverture des premiers camps d’internement ; le monde des internés ; la vie dans les camps et leur gestion jusqu’à leur fermeture1.

Carte postale envoyée en février 1945. Collection particulière.

L’auteur étudie la région de Marseille, qui comprend six départements : les Bouches-du-Rhône, le Var, le Vaucluse, les Alpes-Maritimes, les Basses et les Hautes-Alpes. Une partie de ce territoire a connu une situation singulière avec deux occupations : celle des Italiens et celle des Allemands. La Libération venue, un nombre très important de suspects de collaboration est interné administrativement sur décision des préfets ou du commissaire régional de la République, Raymond Aubrac. Ils rejoignent alors l’un des 16 centres de séjour surveillé que compte la région de Marseille2

En introduction, l’auteur précise que les camps de séjour surveillé mis en place par la Comité français de Libération nationale permettent d’interner des citoyens pour un temps indéterminé, bien qu’ils ne soient coupables d’aucune infraction. Il s’agit d’espaces utilisés « à la discrétion de l’Etat, en vue d’une libération, d’une assignation à domicile ou d’un renvoi devant une Cour de Justice » (p. 8).

Dès lors, l’internement administratif est un outil d’exception intéressant pour les nouvelles autorités républicaines. Dans un climat insurrectionnel, il dépasse sa mission traditionnelle qui vise à contenir des individus dangereux pour la sûreté publique ou la défense nationale. Des suspects de collaboration sont ainsi mis en sécurité afin de les soustraire à la vindicte populaire. Après une arrestation par la Résistance, l’armée ou la police, le temps d’enfermement permet d’enquêter sur les individus pour lesquels les informations manquent. Par l’intermédiaire du commissaire de la République, le GPRF souhaite reprendre en main le plus rapidement possible l’épuration et mettre un terme aux internements injustifiés. Des commissions de vérification sont donc rapidement installées afin d’examiner le bien fondé des internements, notamment ceux décidés dans les premières heures de la Libération, hors de tout cadre légal (p. 15). Sur les 10 000 arrestations effectuées, il s’avère que de très nombreux individus ont été enfermés arbitrairement. Si elles sont bien moins nombreuses, des irrégularités – notamment l’absence d’arrêté d’internement –  sont encore constatées dans le courant de l’année 1945. De fait, malgré les rappels du ministère de l’Intérieur qui souligne la confusion qui existe entre action administrative et action judiciaire, l’internement administratif sert également à punir certains individus. Des confusions très nettes ont lieu entre internement et emprisonnement (p. 30-59). Comme le note Marc Bergère pour le Maine-et-Loire, il constitue en quelque sorte la première forme d’épuration légale initiée par les pouvoirs publics3.

Pendant la Libération, à Marseille. Collection particulière.

Dans l’urgence libératrice, la priorité est de trouver des lieux d’enfermement afin de répondre à ce « phénomène massif et éphémère » que constitue l’internement administratif (p. 33). L’ouverture des camps s’échelonne ici entre septembre 1944 et janvier 1945. Des hôtels, des forts ou des bâtiments militaires sont réquisitionnés dans la précipitation. La volonté de Raymond Aubrac d’arrêter et de liquider les internements injustifiés va de pair avec celle de mettre un terme à la myriade de camps, principalement ceux de non-droit. Il adopte donc une politique de regroupement, d’autant plus nécessaire qu’il doit faire face à des propriétaires récalcitrants qui résistent aux réquisitions ou, une fois les réquisitions effectuées, exigent une restitution rapide (p. 42 ou 65). À la diversité des lieux s’ajoute la variété des statuts juridiques. Elle explique notamment les difficultés d’adaptation auxquelles sont confrontés les responsables des centres de séjour surveillé (p. 45). Rarement adaptés à l’enfermement, ces derniers sont très vite surpeuplés. Des travaux sont parfois nécessaires mais l’argent manque et les priorités sont ailleurs (p. 51).

Accompagnant le rétablissement de la légalité républicaine, ces centres ne sont pas destinés à durer. Ils doivent gérer un « ballet incessant d’entrées et de sorties » (p. 57), certains d’entre eux faisant même figure de camps de transit (p. 62). Tous accueillent des personnes au profil très varié : des locaux qui ont travaillé avec la Gestapo, des trafiquants du marché noir, des personnes ayant tenu des propos fascistes mais aussi des femmes accusées de collaboration sentimentale. Puis, selon les mots de l’auteur, à partir de 1945 « les camps s’internationalisent ». Durant une période où le mythe de la « cinquième colonne » est très prégnant, ils abritent de nombreux civils allemands – et quelques prisonniers de guerre alors que les centres sont normalement réservés aux civils – et italiens uniquement arrêtés sur la base de leur nationalité. Entre hésitation quant au statut à attribuer aux civils allemands – internés, prisonniers ou détenus – et volonté de les dénazifier en leur inculquant les principes démocratiques français (p. 89), les autorités soulignent régulièrement leur état physique et moral désastreux. À partir de mai 1945, des miliciens et des Waffen-SS arrêtés en Italie sont également internés dans les camps de la région marseillaise. En compagnie de membres du Service d’ordre légionnaire, de la LVF ou encore du PPF, ce sont eux qui inaugurent la dernière phase des centres de séjour surveillé et qui assistent à leur fermeture (p. 75). Plus intéressant encore, l’auteur nous révèle la présence d’internés alsaciens ou lorrains. Si la frontière entre loyauté et trahison est très poreuse en ce qui les concerne (p. 95), le ministre Tixier insiste sur la nécessité de ne pas interner ceux qui sont restés loyaux à l’égard de la France afin qu’ils ne se sentent pas rejetés par cette dernière. Le monde des internés est essentiellement composé d’hommes adultes mais également de personnes âgées, d’enfants et d’un nombre très important de femmes puisqu’elles forment environ un tiers des internés dans la région. À l’aune de l’internement administratif, on peut donc constater que la répression à la Libération est sexuée.

Une arrestation à Rennes, en août 1944. Wiki-Rennes.

Il est très difficile d’établir un bilan statistique du nombre d’internés, tant cette population est fluctuante. L’auteur avance toutefois quelques données chiffrées. Passé les premières semaines de la Libération marquées par une inflation du nombre d’internements et avant la fermeture progressive des camps, la stabilité semble prévaloir entre octobre 1944 et août 1945. Les effectifs oscillent alors entre 2 et 3 000 internés. Cependant, des pics sont constatés comme en décembre 1944 ou en mai-juin 1945. Globalement, le nombre d’internés dans la région de Marseille varie entre 6 et 10 % de l’ensemble des personnes internées en France, soit un taux supérieur à celui du poids démographique de la région dans la population française (p. 69). Finalement, ce sont plus de 54 000 personnes qui sont internées entre septembre 1944 et novembre 1945 dans les six départements étudiés.

Les directeurs des centres de séjour surveillé comme les surveillants respectent autant que faire se peut les internés et leurs droits (de visite, de recevoir du courrier, d’être nourris convenablement), même s’ils peuvent restreindre les visites et les correspondances afin d’affirmer leur autorité. Régulièrement, les préfets et les directeurs de camp reçoivent des directives sur le respect à avoir à l’endroit des internés. Pour autant et même si la situation s’améliore à partir du début de l’année 1945, la vie au jour le jour est difficile. Les ressources les plus élémentaires – comme les couvertures, la paille ou le charbon – sont insuffisantes (p. 125). Les colis des familles sont donc d’indispensables compléments alimentaires ou matériels. De la même manière, les moyens manquent afin de soigner des maladies qui se diffusent d’autant plus facilement que les conditions d’hygiène sont parfois déplorables. Enfin, les directions utilisent les internés pour pallier le manque de main-d’œuvre au sein des camps (p. 125-169). Le plus souvent, celles-ci sont assumées par d’anciens résistants. Pour certains d’entre eux uniquement, ce métier s’inscrit dans une logique professionnelle (p. 175). Tous doivent faire face à une pénurie de personnel liée aux difficultés de recrutement (gardiens, gestionnaires) et doivent gérer des surveillants dont ils sont mécontents, notamment lorsqu’ils appartiennent aux Forces républicaines de sécurité.
Des centres de séjour surveillé sont pris pour cibles par la vindicte populaire. Dans ce cas, le contraste entre l’épuration souhaitée et l’épuration réalisée est trop important aux yeux de la population. Lorsque les surveillants manquent et qu’ils sont insuffisamment équipés (uniformes, armes), les camps apparaissent comme des « forteresses si fragiles » pour reprendre les mots de l’auteur. Livrés à eux-mêmes, ils doivent également faire face à des risques d’évasion ; d’autant que le manque de formation et de rémunération des gardes (p. 215) favorisent les dérives et les bavures (trafics, absence durant les heures de service, relations trop proches avec les internés, manque de discipline notamment). Dans les faits cependant, les évasions demeurent peu nombreuses. À partir de l’été 1945, les derniers camps encore en fonction entrent dans la phase de dissolution. Les budgets diminuent et le personnel est réduit. Les fermetures ne sont pas sans poser de nouvelles difficultés comme le reclassement du personnel, l’évacuation du matériel, le paiement des dettes ou encore les demandes d’indemnisation formulées par les propriétaires qui récupèrent leur bien.

Au terme de la lecture, il apparaît que l’étude de Laurent Duguet s’inscrit pleinement dans la lignée des travaux de Denis Peschanski et de Marc Bergère, qui ont également analysé les différentes fonctions de l’internement administratif dans le processus épuratoire4. Elle est le fruit d’un important travail –  comme en témoigne le nombre conséquent de documents d’archives dépouillés –  et met pleinement en lumière l’incessante adaptation, souvent improvisée, des centres de séjour surveillé à la Libération. Ce qui est observable dans le sud de la France l’est d’ailleurs pour une très large partie en Bretagne comme l’ont démontré les travaux universitaires de Philippe Collin et Philippe Raoul sur l’épuration dans le Finistère ou ceux de François Lambert sur les individus suspectés dans les Côtes-du-Nord à la Libération5.

Fabien LOSTEC

DUGUET, Laurent, Incarcérer les collaborateurs. Dans les camps de la Libération, 1944-1945, Paris, Vendémiaire, 2015.

 

1 DUGUET, Laurent, Incarcérer les collaborateurs. Dans les camps de la Libération, 1944-1945, Paris, Vendémiaire, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 D’août 1944 à décembre 1945, leur nombre se réduit progressivement passant de 16 au début de la période à cinq au mois de juillet 1945.

3 BERGERE, Marc, Une société en épuration. Epuration vécue et perçue en Maine-et-Loire. De la Libération au début des années 50, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2004, p. 65.

4 PESCHANSKI, Denis, La France des camps. L’internement de 1938 à 1946, Paris, Gallimard, 2002, 550 p. ; et BERGERE, Marc, Une société en épuration…, op. cit., p. 65-74 et 169-180.

5 COLLIN, Philippe, et RAOUL, Philippe, L’Epuration dans le Finistère (1944-1946) : des soupçons à la peine de mort. La répression de la Collaboration sur le plan administratif et judiciaire dans un département breton, Maîtrise histoire, Brest, Christian BOUGEARD (dir.), 1997, 274 p. ; et LAMBERT, François, Entre individus inquiétés et individus sanctionnés, un fichier de suspects dans les Côtes-du-Nord à la Libération (août 1944 – décembre 1945), Maîtrise histoire, Rennes 2, Marc BERGERE (dir.), 2004, 142 p.