La carrière de Miséry

Sans matériaux, pas de ville : il est alors impossible de construire des maisons (sauf si ce sont des troglodytes), des voies de circulation, des lieux de pouvoir et d’échanges. Pourtant, si les monuments bénéficient d’une large reconnaissance livresque, cette attention est plus rare pour les carrières d’où sont extraites certaines des pierres qui les composent1. La Société des sciences naturelles de l’Ouest de la France répare, avec ce petit ouvrage très illustré, cette injustice2.

Carte postale. Collection particulière.

La motivation du volume ne doit pourtant rien à la carrière elle-même, dont l’activité cesse au début des années 1930. C’est la réhabilitation du site qui en est à l’origine : sous la forme d’un jardin extraordinaire ouvert à partir de 2019, avec implantation de l’Arbre aux hérons en 2022 par les Machines de l’île, il doit devenir un haut lieu touristique de la ville de Nantes. L’ouvrage met donc en lumière l’écrin, en attendant l’arrivée du « joyau ».

La carrière de Miséry, attaquant le Sillon granitique de Bretagne, se situe sur les bords de Loire, sur la rive droite, au bas de la butte Sainte-Anne (quartier de Chantenay). Placée entre l’estuaire de la Loire et le centre historique de Nantes, elle est idéalement située pour le transport des pierres par voie fluviale. Elle n’est pas la plus ancienne carrière nantaise – les plus anciennes ont sans doute été ouvertes sur les coteaux de la vallée de l’Erdre – mais, depuis le début de son exploitation au 15e siècle, elle est la mieux conservée. En raison de sa grande dureté, résistant à l’érosion du fleuve, le gisement n’a pas été difficile à trouver.

Au début, la roche extraite a été en particulier employée pour consolider les ponts de Nantes. À partir du 18e siècle, elle est surtout débitée en pavés, présumés plus résistants que ceux des autres carrières. Toutes les pierres ne sont toutefois pas de la même qualité et les conflits émaillent les relations entre les propriétaires privés de la carrière, la Ville de Nantes et l’État (pour le service des Ponts-et-Chaussées). En 1803, l’État acquiert les terrains à la famille Luzancay.

Les auteurs mettent également en lumière le rôle des carriers, paveurs et ouvriers, à partir du début du 19e siècle – peut-être pour des raisons de disponibilité des archives. Notons au passage que, si l’ouvrage propose un appareil critique, les sources archivistiques ne sont pas localisées ni cotées. Le propos révèle, de façon factuelle, le jeu d’acteurs entre les exploitants (la Ville et les Ponts-et-Chaussées, qui peinent à s’entendre), les employés (avec les exploitants ou de nouveaux carriers) et les riverains. Avant même l’adoption de la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884, portant sur la reconnaissance des syndicats professionnels, les ouvriers de Miséry obtiennent la création d’une Chambre syndicale des ouvriers carriers, à l’automne 1883.

La carrière grignote néanmoins la ville qui l’a désormais englobée, ce qui est aussi une source de conflits. En 1857, l’exploitant Hennau conteste l’interdiction des tirs de mine à moins de 25 mètres des habitations quand ils sont faits en contrebas : il obtient la diminution à 15 mètres, sous réserve que la mine soit surmontée de lourdes pierres pour limiter les projections vers le haut – des projections qui arrivent régulièrement dans les jardins voisins. La ville est toute proche. L’école des Garennes est construite en 1877 à quelques dizaines de mètres seulement du sommet du front de taille.

Confrontée à ces dangers de voisinage, la carrière fait face au début du 20e siècle à une diminution des débouchés commerciaux et à l’épuisement du filon. L’asphalte remplace le pavé3. Les mouvements de grève à répétition des années 1920 accompagnent la marginalisation commerciale du site. Pour « boucher le trou », alors que l’activité d’extraction perdure encore, des brasseries s’installent à partir de 1906 sur le bord de la route qui longe le fleuve. Fusionnées pour devenir la Société des Brasseries nantaises, puis rachetées par les Brasseries de la Meuse, elles fonctionnent jusqu’à l’été 1985. Les derniers bâtiments de la brasserie ont été démolis en 1995.

L'intérieur de la brasserie de la Meuse. Carte postale. Collection particulière.

Quand, ailleurs, les carrières détruisent des villes4, c’est ici la ville qui la faisait vivre qui a détruit la carrière de Miséry. La Société des sciences naturelles de l’Ouest de la France a fait œuvre utile envers ce « trou » en rendant publique, et à temps, l’histoire de ce patrimoine ; un patrimoine qui aurait, sinon, vite disparu, selon l’adage aristotélicien de la nature qui a horreur du vide (la culture aussi ?).

Johan VINCENT

Société des sciences naturelles de l’Ouest de la France, Carrière de Miséry, 500 ans d’histoire nantaise, Nantes, Place Publique, 2018.

 

 

 

 

 

1 Sans vouloir être limitatif, on peut citer les ouvrages collectifs Carrières et constructions en France et dans les pays limitrophes, Paris, Éditions du CRHS, 1991 ou Pierres et carrières : géologie, archéologie, histoire ; textes réunis en hommage à Claude Lorenz, Paris, Association des géologues du Bassin parisien, 1997.

2 Société des sciences naturelles de l’Ouest de la France, Carrière de Miséry, 500 ans d’histoire nantaise, Nantes, Place Publique, 2018.

3 Pour pallier la désagrégation des chaussées empierrées sous le poids des nouveaux véhicules motorisés, le ministère des Travaux publics accordent des crédits importants pour leur goudronnage à partir des années 1903-1904 (Éric Alonzo, L’architecture de la voie. Histoire et théories, Marseille, Éditions Parenthèses, 2018, p. 355).

4 « No man’s land », L’Obs n°2819 du 15 novembre 2018, p. 62-67, sur le collectif Ende Gelände, en particulier sur la fin du village d’Immerath.