Le Barthas breton

On insiste trop peu souvent sur les mérites des traducteur(rice)s. Pourtant, leur travail est déterminant en ce qu’il permet, ou non, d’apprécier un texte originellement publié dans une langue que l’on ne maîtrise pas. Ils et elles jouent donc un rôle majeur dans la diffusion d’une œuvre littéraire et on ne peut que saluer à ce propos le remarquable travail accompli par Daniel Carré dans le cadre de cette réédition du Tournant de la mort de Loeiz Herrieu1, version légèrement remaniée de carnets tenus pendant la Première Guerre mondiale.

Ne nous y trompons pas, il s’agit probablement là d’un des évènements éditoriaux de l’année. Certes, la figure de Loeiz Herrieu est connue d’un certain nombre de brittophones, son Kamdro an Ankou (Le Tournant de la mort en Breton) ayant été publié d’abord en feuilleton entre 1933 et 1942 puis édité dans les années 1990. Mais, à l’exception d’une version confidentielle sortie par la dynamique association Bretagne 14-18 il y a une quinzaine d'années, le public francophone n’avait pas accès à ce texte essentiel, comme si contrairement à un Drieu la Rochelle ou à un Céline, les stigmates d’une indignité nationale récoltée en 19462 avaient condamné Herrieu à la perpétuité de l’enfer des bibliothèques.

L'un des haut-lieux de la Grande Guerre évoqués par Herrieu dans son Tournant de la mort. Carte postale, collection particulière.

Or, là où la traduction de Gabriel Le Mer, Frédéric Le Personnic et Julien Prigent publiée par Bretagne 14-18 laisse le souvenir d’un texte lourd et, pour tout dire, roboratif, le travail de Daniel Carré se met au contraire au service de la plume de Loeiz Herrieu. Ce faisant, c’est un grand écrivain et un magnifique témoignage combattant que l’on découvre, celui d’un pépère du Morbihan mobilisé au 88e régiment d’infanterie territoriale de Lorient dès août 1914. Et en (re)découvrant ce Tournant, on se dit très rapidement que l’on est en présence de l’une des œuvres majeures de la Grande Guerre, à l’égal des carnets de Louis Barthas.

La comparaison semblera de prime abord surprenante pour qui connait les deux auteurs. Là où Barthas est en effet un socialiste convaincu, Herrieu est un catholique conservateur fervent, engagé dans le mouvement breton. Pourtant, dans les deux cas, les textes dont il s’agit sont des versions reprises de carnets tenus pendant le conflit. De plus, si l’un est un homme de Peyriac-Minervois dans l’Aude et l’autre un paysan morbihannais, tous deux témoignent d’un attachement très fort à leur petite patrie et leur expérience de guerre apparait à bien des égards comme celle d’un déracinement. La dénonciation des ravages de l’alcool est d’ailleurs un point commun aux deux textes, de même que la détestation de certains supérieurs qui « ne sont en fait que de vulgaires petits messieurs, des fonctionnaires sans instruction ; des gens élevés au rang d’officiers comme les impuretés remontent à la surface du lait : sans aucun mérite, sans avoir rien fait pour cela » (p. 226).

Loeiz Herrieu se trouve dans ce village de l'Oise aux alentours du 15 novembre 1916. Carte postale. Collection particulière.

Stupéfiante par sa force et son mépris imparable, cette phrase dit bien ce qu’est le Tournant de la mort de Loeiz Herrieu : une œuvre littéraire majeure qu’il est illusoire de prétendre résumer en quelques lignes. On nous permettra néanmoins de préciser qu’il ne s’agit là que de la partie émergée d’un gigantesque iceberg littéraire dont on espère que cette publication marquera le début d’une indispensable aventure éditoriale. En effet, véritable graphomane, Loeiz Herrieu écrit toute sa vie durant. Et, pendant la Première Guerre mondiale, comme de nombreux poilus du reste, il rédige ses carnets de combattants, qui servent de base au Tournant, en plus de la correspondance qu’il adresse à sa femme. Or ces deux autres sources sont conservées, de même que les carnets qu’il rédige tout au long de sa vie. Autant de textes qui justifient amplement, tant du point de vue littéraire qu’historique, l’édition d’œuvres complètes.

Erwan LE GALL

HERRIEU, Loeiz (traduit du breton et édité par CARRE, Daniel), Le Tournant de la mort, Rennes, TIR, 2014.

 

1 HERRIEU, Loeiz (traduit du breton et édité par CARRE, Daniel), Le Tournant de la mort, Rennes, TIR, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Daniel Carré dans l’excellente postface de cet ouvrage que le dossier d’instruction d’Herrieu ne comporte « pas de fait de dénonciation ni de participation à une quelconque action contre la résistance, aucune implication ni soutien d’aucune sorte au mouvement armé (milice ou autre), aucune trace d’enrichissement ou de marché noir » (p. 498).