Le général pinard et l’ivresse du soldat : de l’alcool en Première Guerre mondiale.

Ouvrage bienvenu que celui qu’a fait paraître à la fin de l’année 2016 aux éditions Vendémiaire Charles Ridel tant il est vrai que l’alcool pendant la Première Guerre mondiale est un sujet paradoxal : présent dans de nombreuses études, suscitant parfois de véritables fantasmes – le « général pinard » serait celui qui, en définitive, aurait permis la victoire ou a contrario l’armée se serait rendue coupable d’une alcoolisation massive des troupes afin de mieux asservir le poilu –, il n’avait pour autant jamais fait l’objet d’une étude de synthèse1. C’est donc un volume qui doit figurer dans les indispensables composant toute bonne bibliothèque relative à la Grande Guerre qu’il s’agit ici, ce d’autant plus que le propos dépasse largement le cadre du titre. « L’ivresse du soldat » est certes une formule au potentiel commercial certain mais elle peine à restituer l’ampleur du travail fourni par l’auteur2.

Distribution de vin, avril 1917. BDIC: VAL 180/125.

Le premier intérêt de cet ouvrage est de rappeler que les controverses liées à la consommation d’alcool en France ne datent nullement de la séquence 1914-1918. Retissant le fil de nombreux débats scientifiques, intellectuels et parlementaires, Charles Ridel décrit parfaitement « l’angoisse d’une grande partie des élites de la nation : dans un contexte diplomatique de plus en plus tendu, l’alcoolisme ne cesse d’épuiser les forces vives de la France, qu’elles soient démographiques, productives ou combattantes » (p. 28). Mieux, l’alcoolisme est parfois avancé comme cause de la défaite de 1870 (p. 47) ce qui, dans une perspective de protoculture de guerre, permet de mieux comprendre un certain nombre de mesures prises dès l’été 19143.

Pour autant, la prohibition des boissons alcooliques, si elle intervient aux Etats-Unis après la Grande Guerre, se révèle rapidement impossible au sein de l’armée française de 1914-1918. Les raisons en sont à la fois pratiques – l’eau potable est très rare en première ligne et l’on craint de surcroît l’empoisonnement des puits par les espions à la solde de l’Allemagne – et culturelles. En effet, l’alcool, et tout particulièrement le vin, est encore considéré comme un aliment. Ce dernier point est d’ailleurs l’occasion de pages particulièrement intéressantes où Charles Ridel, dépeignant « le lobbying des alcooliers », montre combien l’Union sacrée est une posture patriotique pesant au final peu face à la défense des intérêts particuliers (p. 90-101). La Bretagne n’est d’ailleurs pas absente de ce jeu d’influences, comme en témoigne le groupe cidricole de l’Assemblée nationale, présidé par le député d’Ille-et-Vilaine Alexandre Lefas (p. 186). Il est vrai que face aux revenus générés par les droits de licence et autres taxes d’octroi, l’impératif de santé publique, même s’il conditionne la victoire « de la civilisation et du droit », semble peser peu (p. 107). De même, l’armée n’est pas désireuse de se priver d’un véritable outil de fluidification des relations humaines et hiérarchiques (p. 142) : pouvoir distribuer un quart de vin supplémentaire à sa compagnie est en effet pour un capitaine ou un lieutenant un moyen de faire avaler bien des pilules car, comme le rappelle un fantassin du 41e RI de Rennes, le vin, « c’est notre seule distraction » (p. 204 et 224).

Le livre de Charles Ridel est d’autant plus intéressant qu’il s’appuie sur un usage raisonné et distancié des témoignages, et notamment de l’œuvre de Jean Norton Cru (p. 200, 222)4. Or cet aspect de l'enquête est d’autant plus important que le moral du poilu est – indépendamment des questions ayant trait à l’accoutumance alcoolique – très lié au vin : en effet, son « mauvais goût instille dans l’esprit des combattants un doute et une défiance susceptibles de miner leur ténacité et leur moral » (p. 199). Néanmoins, certains choix nous semblent pouvoir être discutés. Tel est ainsi le cas de la parole de Joseph Le Segrétain du Patis, un Breton mobilisé dans une section de commis et ouvriers d’administration5 dont la ferveur catholique nous parait de nature à pouvoir induire un biais certain (p. 166 notamment). De même, la valeur d’exemplarité de l’As Jean Navarre (p. 262-270) nous semble assez relative lorsque vient l’heure de disserter de l’alcool comme facteur d’indiscipline. Cela est d’autant plus dommage que l’auteur dit bien toutes les difficultés à aborder un sujet tel que l’ivresse des combattants (p. 241).

Carte postale. Collection particulière.

Malgré ces quelques réserves, force est de constater que c’est un ouvrage particulièrement riche, et pour tout dire incontournable, que celui que publie Charles Ridel aux Editions Vendémiaire. Pour autant, dans la mesure où ce sujet est abordé dans bien des livres, mais par esquisses, le lecteur a parfois la curieuse sensation d’être confronté à des pages qui, pour être d’excellente facture, ne sont pas totalement neuves. D’ailleurs, on en vient même à se demander si les passages les plus stimulants de ce très bon livre ne sont pas au final ceux consacrés à l’eau (p. 126-131 notamment), sujet qui mériterait à son tour une vaste synthèse. Souhaitons qu’elle soit aussi réussie que  celle-ci.

Erwan LE GALL

 

RIDEL, Charles, L’Ivresse du soldat. L’alcool dans les tranchées (1914-1918), Paris, Vendémiaire, 2016.

 

 

 

 

1 RIDEL, Charles, L’Ivresse du soldat. L’alcool dans les tranchées (1914-1918), Paris, Vendémiaire, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Du même auteur rappelons également RIDEL, Charles, Les embusqués, Paris, Armand Colin, 2007.  

3 LE GALL, Erwan, « Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne et, pour un bref apperçu de l'alcoolisation lors de la mobilisation générale LE GALL, Erwan, La courte Grande Guerre de Jean Morin, Spézet, Coop Breizh, 2014, p. 118-121.

4 NORTON CRU, Jean, Témoins : Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929 et ROUSSEAU, Frédéric, Le procès des témoins de la Grande Guerre : l’Affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003.

5 LE SEGRETAIN DU PATIS, Joseph, Ecrire la guerre. Les carnets d’un poilu, 1914-1919, Paris, LBM, 2014.