Un pamphlet sur la participation américaine à la Grande Guerre

Quiconque s’intéresse au corps expéditionnaire envoyé par les Etats-Unis combattre en France pendant la Première Guerre mondiale ne manque pas de remarquer combien la mémoire agit sur cette question à la manière d’un prisme déformant prenant sa source près de trente ans plus tard. L’influence de la Seconde Guerre mondiale, et plus encore celle des représentations filmées du débarquement de Normandie, sur les représentations mentales est en effet clairement perceptible et, en gros, il n’est pas rare de voir en Sammi un ersatz du Soldat Ryan.

Une mise en scène savamment étudiée, répondant à des impératifs diplomatiques et psychologiques très précis. Carte postale. Collection particulière.

Tout ceci conduit donc bien souvent à une vision de la fin du conflit dont l’issue serait décidée par les combats menés par les doughboys. En témoigne par exemple le dossier diffusé en 1987 par la Mission permanente aux commémorations et à l’information historique du Secrétariat d’Etat aux anciens combattants : en oubliant de contextualiser les batailles de Saint-Mihiel et Meuse-Argonne dans le cadre plus large des opérations du second semestre de l’année 1918, ce document entretient l’illusion d’une action militaire déterminante des USA1. Dès lors, on ne peut que se féliciter de voir D. Lormier s’attaquer au « mythe du Sauveur américain », même si le sous-titre de ce petit opuscule publié par les Editions Pierre de Taillac ne manque pas d’interpeller : « essai sur une imposture historique »2. Ausi, le lecteur déchante-t-il très vite.

Si l’on devait néanmoins trouver un mérite à cet ouvrage, cela serait de donner à relire quelques chiffres utiles qui, justement, permettent de resituer cette contribution militaire au sein de l’effort globalement entrepris par les alliés. Ainsi, D. Lormier rappelle que « sur les 850 kilomètres du front occidental en novembre 1918, 111 division françaises sont positionnées sur 500 kilomètres, 60 divisions britanniques sur 250 kilomètres, 16 divisions américaines sur 50 kilomètres, 12 divisions belges sur 50 kilomètres » (p. 12).

Malheureusement, la démonstration se résume à ces quelques données brutes, de surcroît sourcées de manière assez éhontée (seule figure la mention « Archives militaires allemandes » sans référence documentaire plus précise, p. 39 notamment), et jamais le propos ne vient se frotter à la dimension qualitative du sujet. Ainsi, il aurait été intéressant de mettre en perspective la doctrine américaine de combat, celle-ci n’étant pas sans faire penser aux vicissitudes de l’armée française de l’été 19143. Plus grave est en revanche le fait que D. Lormier, fondamentalement, oublie de mettre en balance dans son raisonnement deux éléments essentiels. Le premier concerne l’effondrement de l’armée allemande, dont il n’est jamais question dans les quelques pages qu’il livre ici et qui est pourtant un élément clef des dernières semaines de la guerre. Le second concerne la participation des Etats-Unis à la guerre, engagement qui ne saurait se limiter à l’envoi d’un corps expéditionnaire, aussi imparfait soit-il, mais doit également se comprendre sous des aspects économiques, financiers, diplomatiques, culturels et même psychologiques. De ces points de vue, l’entrée dans le conflit de Washington est déterminante, ce que jamais ne rappelle l’auteur.

Montrer les Américains… pour délivrer un message aux opinions publiques… et à Berlin. Carte postale. Collection particulière.

Comme le laissait présager le titre, cet ouvrage partant d’une bonne intention se révèle rapidement une lecture d’autant plus fastidieuse que l’auteur ne manque pas de prétention. Ainsi D. Lormier n’hésite pas à affirmer qu’il est le premier à « remettre en cause cette vérité dogmatique » (p. 9) alors que dans un ouvrage pionnier publié dans les années 1970, André Kaspi met sérieusement en doute l’efficacité du corps expéditionnaire américain en insistant notamment, et à juste titre d’ailleurs, sur les importants taux de pertes que déplorent les troupes de Pershing4. Au final, l’auteur est tellement préoccupé à assener, avec la virulence d’un antiaméricanisme manifestement primaire, un coup de poing historiographique à travers ce pamphlet qu’il en oublie de démêler lui-même les fils de l’histoire et de la mémoire, pour finalement se prendre les pieds dedans. Cela est d’autant plus regrettable qu’il y a là un vrai sujet, qui aurait mérité une argumentation rigoureuse et mesurée.

Erwan LE GALL

LORMIER, Dominique, Le mythe du Sauveur américain, 1917-1918. Essai sur une imposture historique, Paris, Editions Pierre de Tailllac, 2017.

 

 

 

 

 

1 Mission permanente aux commémorations et à l’information historique, 1917-1987, 70e anniversaire de l’entrée en guerre des USA, Paris,Secrétariat d’Etat aux anciens combattants, 1987.

2 LORMIER, Dominique, Le mythe du Sauveur américain, 1917-1918. Essai sur une imposture historique, Paris, Editions Pierre de Tailllac, 2017. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 Sur ce point on se permettra de renvoyer à LE GALL, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.

4 KASPI, André, Les Temps des Américains 1917-1918, Paris, Publications de la Sorbonne, 1976, p. 320 et suivantes notamment. Ajoutons que cette « vérité dogmatique », pour reprendre les termes de D. Lormier, est également battue en brèche aux Etats-Unis, et ce depuis plusieurs années, comme le montre BRUCE, Robert B., A Fraternity of Arms. America & France in The Great War, Lawrence, University Press of Kansas, 2003.