Eric Tabarly, une icône française

18 juin 1964. Dans la brume de Newport, sur la côte Est des Etats-Unis, un voilier noir perce l’horizon. A sa barre, un jeune marin d’une trentaine d’années parti 27 jours plus tôt de Plymouth, en Grande-Bretagne. Victime d’une avarie de radio, il ignore tout de sa position et ce n’est qu’en passant devant le bateau-phare de Nantucket qu’il apprend qu’il est le premier, qu’il vient de remporter la fameuse course transatlantique Ostar (Observer Single-handed Trans-Atlantic Race), explosant accessoirement de 13 jours le record établi quatre ans plus tôt par le mythique Francis Chichester. Eric Tabarly et Pen-Duick II viennent d’apparaître sur les radars médiatiques.

Pen Duick II au mouillage à la Trinité-sur-Mer, dans le Morbihan. C’est avec ce bateau qu’Eric Tabarly remporte en 1964 la Transat anglaise OSTAR. Carte postale. Collection particulière.

L’écho en France est immédiat tant l’exploit est immense : battre sur leur terrain les Anglais (Britain rules the seas) n’est en effet pas une mince affaire. Mais, plus encore, le héros sied à cette république gaullienne qui, accédant à la consommation de masse, recherche l’évasion, mais dans l’ordre. A l’inverse d’un Bernard Moitessier qui en 1968 émergera à l’occasion du premier tour du monde en solitaire et sans escale comme une version maritime des beatniks, avec sa Longue route1, Eric Tabarly est un officier de carrière, tout droit sorti de la prestigieuse Ecole navale.

L’homme de surcroît n’est pas bavard mais, suprême paradoxe, devient une véritable icône médiatique. Il est vrai que son sens des priorités n’est assurément pas celui du commun des mortels. Quelques temps après sa tonitruante victoire dans la Transat anglaise, Eric Tabarly est ainsi convié à déjeuner à l’Elysée par le Général en personne. Mais le champion refuse, pour des raisons « de marée » ! Et c’est précisément cette attitude, mélange d’inconscience et de désinvolture, mais aussi témoignage d’une intégrité totale envers la mer et ses bateaux, qui fascine tant.

Détaché de la marine nationale, Eric Tabarly enchaîne les courses en bâtissant un véritable empire : la série des Pen Duicks. Son empreinte sur l’architecture navale est à la mesure de son palmarès : gigantesque. Et là encore, Eric Tabarly colle à la peau de ce pays qui a tant soif de modernité en contribuant à populariser les multicoques, ou encore en adoptant les foils, que l’on retrouve aujourd’hui sur tous les navires de course. L’Hydroptère lui doit également beaucoup. Mais, à l’instar de ce pays plongé dans l’avenir et la performance, et qui ne cesse parallèlement de partir en quête de ses racines, de terroirs, de patrimoine et de folklore, c’est au bateau de son enfance qu’Eric Tabarly se dévoue corps et âme lorsqu’il n’est pas en course, un antique côtre à corne né en 1898 et signé du vénérable architecte William Fife III.

En 1997 avec Yves Parlier à bord d’Aquitaine Innovation. Les deux marins remportent cette année la Transat Jacques Vabre. Carte postale. Collection particulière.

Epousant finalement bien son époque, le marin jouit d’une inaltérable côte de popularité. En 1976, le quotidien L’Equipe, que l’on sait pourtant relativement peu porté sur la voile, interroge ses lecteurs pour savoir qui est leur champion préféré et c’est Eric Tabarly, le natif de Nantes qui s’établit à Gouesnarc’h dans le Finistère, au bord de l’Odet, pour pouvoir y amarrer son Pen Duick, qui sort vainqueur, devant les Eddy Merckx, Nicki Lauda ou encore le footballeur hollandais Johan Cruyff. Même dans les années 1980, alors que ses résultats ont pu apparaître en demi-teinte par rapport à ce qu’ils étaient dans les deux décennies précédentes, Tabarly demeure une figure profondément aimée et respectée. Poussant un coup de gueule, il fait fléchir en quelques mots – forcément… – le Président de la République Jacques Chirac qui ambitionnait en 1996 de transférer le Musée de la Marine du Palais de Chaillot au Palais de la Porte Dorée, bâtiment qui accueille aujourd’hui la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. On comprend dès lors mieux le véritable traumatisme que causa sa disparition, en mer d’Irlande, dans la nuit du 12 au 13 juin 1998.

Erwan LE GALL

 

 

1 MOITESSIER, Bernard, La Longue route, Paris, Arthaud, 1971.