La marée du siècle ?

« Impressionnant », « spectaculaire », les superlatifs ne manquent pas pour faire la publicité de la « marée du siècle » qui doit avoir lieu ce week-end, à l’occasion de l’équinoxe de printemps. Pourtant, s’il est indéniable que le coefficient de marées de 119 est particulièrement élevé, il est très difficile de trouver trace d’un tel enthousiasme dans la presse bretonne lors des grandes marées du siècle dernier. Cela amène plusieurs remarques.

Carte postale. Collection particulière.

Il faut tout d’abord évoquer le changement de paradigme dans notre rapport à l’univers maritime. Au début du XXe siècle, la mer est encore largement appréhendée comme un élément dangereux, mais nécessaire pour gagner sa vie. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler un certain nombre de drames, comme celui du Hilda, en 1905,  au large de Saint-Malo. Aujourd’hui, le tourisme de masse tend à bouleverser cet état de fait. La mer est devenue un lieu d’évasion, une source de bien-être pour les touristes, et dans le même temps un moyen plus sûr de gagner sa vie pour les habitants du littoral.

Cette méfiance à l’égard de la mer explique alors, au moins en partie, la faible couverture « médiatique » des marées d’équinoxe par la presse locale. En effet, ces événements biannuels ne sont généralement traités que sous la forme d’entrefilets en pages intérieures, notamment lorsqu’elles ont provoqué des dégâts importants, comme c’est le cas le 23 septembre 1918, à Saint-Michel-en-Grèves (22) : « Un raz-de-marée épouvantable, causé par l’équinoxe » a entraîné la mort de nombreuses personnes, dont « la mer rejette les cadavres à la côte ». Le coefficient de marée était de 118, mais c’est surtout « le violent vent Nord-Ouest » qui est responsable de la tragédie. A l’opposé, on trouve également quelques brèves qui racontent l’ambiance bucolique de la pêche à pied, au moment de la basse-mer, lorsqu’un « long ruban humain [pratique] la pêche à pied » entre la « pointe de la Chaîne et le mont St-Michel », à l’occasion de l’équinoxe d’automne 1905.

Même quand c’est la presse nationale qui s’empare du sujet, nul trace d’un vocabulaire grandiloquent pour « vendre » l’événement. Ainsi, quand le quotidien parisien Le Matin met à sa une – aux côtés de la guerre du Rif – les grandes marées d’équinoxe de septembre 1925, c’est pour expliquer à ses lecteurs le fonctionnement scientifique du phénomène naturel d’attraction de la Lune sur la Terre : un non-événement donc…

Carte postale. Collection particulière.

Au final, plus que l’ampleur de cette « marée du siècle », qui sera peu ou prou la même que celle que l’on a connu au mois de février (le coefficient était alors de 118), c’est bien notre rapport actuel à l’événement d’actualité qu’il faut interroger. D’un côté, le marketing touristique, et l’énorme manne financière engendrée par cette activité économique, marche à coup de slogans. Ce qui entraîne une inflation exponentielle de l’emphase avec laquelle on « vend » un événement. Un discours commercial largement relayé par des médias qui ne marchent plus que pour des « BREAKING NEWS ». D’un autre côté, l’Homme contemporain veut vivre l’événement. Comme a pu le démontrer brillamment l’historien François Hartog, nous vivons dans le présentisme. Vivre l’instant présent prime désormais sur la réflexion portée sur le passé, tout comme sur la construction intellectuelle du futur. Les touristes sont donc ravis de participer à la « marée du siècle », sans chercher à savoir si de telles marées ont déjà eu lieu, et comment les Hommes du passé vivaient ces événements. Nous devenons désormais les constructeurs de notre propre mémoire, grâce à quelques selfies postés sur les réseaux sociaux…

Thomas PERRONO