Le drame du phare de Kerdonis

Les choix éditoriaux influencent grandement notre perception de l’actualité. Certains évènements locaux deviennent parfois une affaire nationale plusieurs semaines après les faits. C’est le cas de l’histoire de la famille Matelot de Belle-Ile-en-Mer en 1911.

Alexandre Désiré Matelot, 51 ans, est le gardien du phare de Kerdonis situé sur la commune de Locmaria, à deux kilomètres du bourg1. Il s’agit d’un phare à terre – au contraire de ceux placées sur un éperon rocheux au milieu de l’océan – dont l’allure est typique de ce type de bâtisse : une maisonnette surmontée d’une lanterne. Le gardien y habite avec sa femme Eugénie et quatre de ses enfants.

Carte postale. Wikicommons.

Le 18 avril 1911, alors qu’il s’occupe de l’entretien du phare, Alexandre Matelot est pris d’un léger malaise. Pas de quoi pourtant l’inquiéter, il reprend son activité. A 19 heures, de violentes douleurs le prennent. Il est contraint de s’aliter. La nuit tombante et la menace de tempête incite alors sa femme à monter allumer la lampe du phare. Un tel geste peut surprendre aujourd’hui, où la navigation est aidée par le satellite, mais à l’époque, les phares, qui ne sont pas automatisés, ont une importance cruciale pour les navires. Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter aux polémiques suscitées par l’éclairage du phare du Jardin suite au naufrage du Hilda, devant Saint-Malo.

Alors qu’Eugénie revient dans la chambre, Alexandre décède. Il est alors 20 heures. Mais, si la lampe est allumée, le mécanisme de rotation ne s’est en revanche pas déclenché. Le phare risque d’être confondu avec un feu fixe. Pour éviter une tragique issue pour les navires, Eugénie demande à deux de ses enfants de tourner manuellement la lanterne. Ils s’exécutent pendant près de dix heures. Le lendemain, Eugénie déclare la mort de son mari. Ce dernier est immédiatement remplacé. Les obsèques se déroulent quelques jours plus tard dans un anonymat de circonstance. Pour la femme, commence alors les pénibles démarches administratives. A la fin du mois de mai, elle n’a pas touché ne serait-ce que le salaire des deux premières semaines du mois d’avril de son mari.

Carte postale. Collection particulière.

Agacé par un tel traitement, le percepteur de Belle-Ile décide d’adresser le 3 juin un courrier au quotidien parisien Le Figaro pour sensibiliser l’opinion. La rédaction est particulièrement réceptive à l’histoire. Au point de publier en état la lettre à la page 3 de son édition du 6 juin2. L’engouement national est immédiat. L’histoire est rapidement relayée dans la presse nationale (Le Temps, L’Illustration …) et locale. Les hommes politiques se saisissent également de l’histoire. Le sénateur vannetais Gustave de Lamarzelle réclame la croix de la Légion d’honneur pour Eugénie. Quant à Charles Dumont, ministre des Travaux Publics, il lui remet la médaille d’or du ministère de l’Intérieur et celle des Travaux Public3. Théodore Botrel leur consacre même une chanson publiée dans L’Ouest-Eclair le 11 juin 19114.

La souscription lancée par Le Figaro rencontre un vif succès : près de 20 000 Francs sont réunis en quelques jours. A défaut d'atténuer leur deuil, la famille Matelot profite de cet élan de générosité et de notoriété pour percevoir des indemnités compensatoires. Mais surtout, Eugénie retrouve un nouveau poste au phare de Kernevel, à Lorient5.

L’histoire du phare de Kerdonis montre bien le rôle joué par les médias sur la hiérarchisation de l’information. Une considération toujours présente au 21e siècle avec la mode de « l’information en continu ». D’un évènement passé presque inaperçu, l’affaire du phare de Kerdonis a pris des proportions considérables. Au point de demeurer aujourd’hui un élément important de l’histoire de Belle-Ile-en-Mer.

Yves-Marie EVANNO

 

1 Arch. dép. du Morbihan, 4 E 152/23, Etat civil, Le Palais.

2 « Le feu tournant », Le Figaro, 57e année, n°157, 6 juin 1911, p. 3.

3 « Pour les gardien de Kerdonis », Le Nouvelliste du Morbihan, 25e année, n°71, 18 juin 1911, p. 2.

4 « Les petits gardiens du feu », L’Ouest-Eclair, 12e année, n°4522, 11 juin 1911, p. 1.

5 GARANS, Louis, « La véritable histoire … du Drame de Kerdonis », Revue de la société historique de Belle-Ile-en-Mer, n°4, avril 1992, p. 30-49.