Lorient et la Dévastation

C’est une sensation d’enfance que connaissent tous les Lorientais : un petit frisson, à mi-chemin entre l’effroi et l’excitation, qui traverse le corps lorsque l’oreille entend le terrible mot Dévastation. Ici point de désastre causé par la sorcière qui – tel est tout du moins ce que prétend la légende contée par Anatole Le Braz – a donné son nom à l’île de Groix. Non, si les enfants tremblent en entendant le nom de Dévastation c’est que celui-ci désigne un bateau au destin singulier et qui, par bien des égards, est cher aux Lorientais.

En effet, la Dévastation est d’abord l’honneur de la sous-préfecture du Morbihan, et plus particulièrement de son arsenal. Il est vrai qu’il s’agit-là d’un bâtiment de près de 100 mètres de long qui donne même, suprême reconnaissance, son nom à une classe de cuirassés de la marine française. Sa construction débute dans les années qui suivent l’année terrible et il est incontestable que son lancement, le 19 août 1879, participe d’un honneur national peu ou prou recouvré. Le Figaro ne s’y trompe d’ailleurs pas puisque le grand quotidien parisien relaie l’événement en ne manquant pas de préciser qu’il s’agit là du « plus grand bâtiment de notre flotte » 1.

Plan sommaire de la Dévastation.

Ce bateau appelle toutefois deux remarques. Tout d’abord, bien que lancée sur les ruines de Sedan, il n’est pas certain que Berlin soit alors la cible première de la Dévastation. On le sait, la Revanche est moins obsédante que ce que l’on a longtemps voulu croire. De surcroît, la mer est obstinément sous domination britannique et c’est sans doute du côté de Londres qu’il faut chercher les secrets desseins de ce navire et, plus généralement, du navalisme français. L’Entente cordiale n’est, il est vrai, signée qu’en 1904 et il est à cet égard frappant de remarquer qu’une classe britannique de cuirassés porte justement le nom de Dévastation.

Une seconde remarque concerne l’architecture du navire construit par l’arsenal lorientais. Il n’est en effet point nécessaire d’être un théoricien naval de premier plan pour se rendre compte qu’un tel bâtiment est bâtard avec ses quatre tourelles de 240mm, ses deux machines à vapeur développant une puissance de 8 000 CV et ses trois mats, qui immanquablement rappellent les navires à phares carrés tels que le Belem. Autrement dit, une telle combinaison relève d’une discordance des temps technologiques qui ne peut, a posteriori, qu’interpeller et se révéler perdante.

Carte postale. Wikicommons.

En effet, en la matière, cet anachronisme est rapidement synonyme d’obsolescence. Malgré une première série de travaux entamée à l’aube du siècle, la Dévastation ne participe qu’à la marge à la Première Guerre mondiale. Déjà, une quinzaine de jours avant la mobilisation générale, elle est volontairement attaquée par l’artillerie française à titre expérimental afin « d’établir le degré de résistance à la torpille du compartimentage des œuvres vives de nos nouveaux superdreadnoughts »2. Avant même le début du conflit, la Dévastation est donc un navire ancien, dépassé. Aussi, dès octobre 1914, le fier bâtiment est-il transformé en camp d’internement pour prisonniers de guerre allemand3. Comme si ses trois mats d’origine le renvoyaient irrémédiablement à cette époque lointaine où les marins français croupissaient par milliers dans de vieux vaisseaux de 3 ponts et 74 canons révoqués par la Royale britannique.

Carte postale. Collection privée.

L’Armistice du 11 novembre 1918 et la signature du traité de Versailles n’amènent rien de bon pour la Dévastation qui est cédée, via un industriel parisien, à une entreprise allemande. Le 8 mai 1922, deux remorqueurs, l’Achille et le Larissa, prennent en charge le bâtiment, à destination de Hambourg. Mais à peine le trajet commencé, la Dévastation s’échoue sur les roches de la Potée, à la sortie de la passe qui donne accès à la rade de Lorient ! La situation est grave et L’Ouest-Eclair ne parait pas très optimiste en évoquant l’incident :

« A l’heure actuelle, le vieux cuirassé a 30 degrés de bande : son avant flotte, mais son arrière est sur les bases rocheuses qui bordent Gâvres et Port-Louis. Si la prochaine marée ne permet pas de renflouer la Dévastation, il faudra sans doute se décider à donner le coup de grâce au bâtiment dans les eaux lorientaises. »4

Parvenant à dégager la Dévastation à la faveur de la marée, les deux remorqueurs ne parviennent néanmoins pas à maitriser le vieux navire qui, têtu, semble obstinément vouloir finir ses jours sur les lieux même de sa naissance. Dégager de la tourelle de la Potée, c’est finalement en face, sur la plage de Thoulars, à Larmor-Plage, que la Dévastation s’échoue5. Elle y repose toujours.

Aujourd’hui, il est bien difficile au vu de ce qu’il reste de cette épave de s’imaginer ce que fut la Dévastation. Les membrures ne sont visibles que sur une cinquantaine de mètres et ne remontent que sur un mètre environ. Elles émergent d’ailleurs à marée basse et nombreux sont les parents qui, sur la plage de Thoulars, défendent à leurs enfants de se rapprocher de la Dévastation ! On peut apercevoir de nombreuses ferrures mais sans toutefois identifier avec certitude leur nature. Mais il n’en demeure pas moins que, comme toute épave, la Dévastation saura solliciter l’imaginaire de tous les plongeurs. Ce d’autant plus qu’elle est accessible aux moins chevronnés d’entre eux.

Erwan LE GALL

1 « Télégrammes et correspondances », Le Figaro, n°232, 20 août 1879, p. 5.

2 « Expérience d’artillerie navale », L’Ouest-Eclair, n°5682, 12 juillet 2014, p. 6

3 « Un alsaciens soufflette un officier allemand », L’Ouest-Eclair, n°5542, 14 octobre 1914, p. 2.

4 « L’ex-cuirassé français Dévastation ne veux pas quitter les eaux françaises », L’Ouest-Eclair, n°7492, 9 mai 1922, p. 3.

5 « La dévastation s’échoue à nouveau », L’Ouest-Eclair, n°7493, 10 mai 1922, p. 4.