Peticolas inaugure la Vierge

Située à l’entrée de la Manche,  l’ile Vierge est un endroit particulièrement stratégique du point de vue du trafic maritime et il importe que les parages soient très bien signalés pour prévenir les risques de naufrage. Ce sont d’ailleurs ces considérations qui président à l’érection d’un nouveau phare, décidée en avril 1896 pour remplacer l’ancien, établi en 1845.

Carte postale. Collection particulière.

Monumental, le projet est à la mesure de la furie des lieux lorsque survient une tempête : 70 mètres de hauteur et sept mètres de diamètre au sommet (pour des fondations de seize de large) ainsi qu’un escalier de 360 marches1. Il s’agit alors ni plus ni moins du phare le plus haut du monde ! D’ailleurs, encore aujourd’hui, cet édifice grandiose culmine à 77 mètres au-dessus du niveau de la mer et son éclat blanc porte, toutes les cinq secondes, à 27 miles nautiques. Mais une telle construction nécessite bien évidemment de nombreux matériaux (pas moins de 1 600 mètres cubes de sable de mer sont débarqués sur l’île !) et, compte tenu de la dangerosité des lieux, il n’est pas envisageable de démanteler l’ancien phare pour en construire un nouveau. On comprend donc aisément l’ampleur du défi technique relevé par l’entrepreneur Gustave Corre, à qui l’Etat confie la réalisation des travaux pour un montant avoisinant les 280 000 francs, somme équivalant aujourd’hui à plus d’un million d’euros.

Si les travaux se passent bien et sans problème notoire, la mise en service du phare ne fait, contre toute attente, l’objet d’aucune publicité. Et c’est bien ce qui justifie l’article que publie le 2 mars 1902 Emile Petitcolas dans la Dépêche de Brest. Grand journaliste qui, outre le quotidien finistérien, fréquentera la rédaction du Temps, il est un franc-maçon doté d’un solide carnet d’adresse et a, pour l’anecdote, épousé la sœur de Guillaume Seznec. Choqué que le phare de l’île Vierge soit mis en service le 1er mars 1902 sans aucune présence officielle, sans aucune manifestation particulière comme cela avait été le cas à Eckmühl cinq ans plus tôt, il décide lui-même d’inaugurer le nouvel édifice !

Carte postale. Collection particulière.

Or, si la démarche est bien entendu loufoque, l’article se révèle être une précieuse archive pour l’historien tant les propos d’Emile Petitcolas trahissent les conceptions d’une certaine frange de la population d'alors. Tout d’abord, faisant montre d'une certaine défiance envers l’Etat, le journaliste se livre à un hommage plus qu’appuyé à son métier qui seul, selon lui, peut assurer cette grandiose inauguration :

« Les hautes personnalités manqueraient, la foule serait absente, les fanfares ne joueraient point de Marseillaise, mais qu’importe ? Cette formidable autorité, qu’on a appelé le quatrième Etat, la presse, au nom de qui se ferait la cérémonie d’inauguration, ne dispose-t-elle pas de moyens suffisamment puissants pour se passer de tous les concours ? Des milliers de journaux lancés aux quatre coins du monde ne remplacent-ils pas avantageusement quelque vague discours prononcé devant quelques douzaines d’invités ? »

Mais si Emile Peticolas se lance dans une telle démarche c’est aussi parce que le phare est selon lui un puissant symbole auquel il faut rendre hommage. Derrière le caractère potache de cette inauguration solitaire, il y a bien un message spécifique qui est explicitement véhiculé dans les colonnes de la Dépêche de Brest : l’exaltation du triomphe de la science et des techniques contre la nature. Et l’on reconnaît aisément le « laïc éclairé » que suggère la métaphore du phare lorsqu’Emile Peticolas rapporte les propos du mousse du Jean, « réponse typique et qui peint bien toute la population croyante de nos côtes ». A se demander qui cette construction doit éclairer en premier : les navires où les habitants de l’ile ?

Erwan LE GALL

 

1 Pour de plus amples détails sur cette construction on renverra à l’indispensable FICHOU, Jean-Christophe, LE HENAFF, Jean-Noël, MEVEL, Xavier, Phares. Histoire du balisage et de l’éclairage des côtes de France, Douarnenez, Le Chasse-Marée / ArMen, 1999, p. 258.