Faire de l’histoire : un sport comme un autre ?

Les représentations mentales ont le cuir solide et c’est ainsi que l’on a – trop – facilement tendance à dissocier le manuel du cérébral, le physique de l’intellectuel. On a ainsi longtemps glosé sur le quotient intellectuel des sportifs, comme si la talent invraisemblable d’un Michael Jordan où la science du placement d’un Thierry Henri ne pouvaient pas s’apparenter à une forme d’intelligence, comparable au don d’un acteur, d’un peintre ou encore d’un sculpteur. C’est pourtant une autre dimension que nous aimerions approfondir ici, à savoir l’effort physique, pour ne pas parler de performance athlétique, que constitue la pratique de l’histoire.

Le terrain de jeu des sportifs-historien.nes? Crédit: Pexels.

A première vue, une telle affirmation a tout de la fanfaronnerie la plus loufoque. Pourtant, la réalité est là : qui n’a pas passé une douzaine d’heures par jour pendant plusieurs mois assis sur sa chaise devant des milliers de documents et/ou le clavier de son ordinateur ne connaît pas cette douleur physique, notamment dans les mains, dans le dos et dans les yeux. Qui n’a pas travaillé dans ces conditions ne sait pas le mal de crâne, parfois proche de la migraine ophtalmique, qui lorsque les forces sont épuisées vient interrompre la séance et amène à se poser une question qui, alors, devient peut être moins incongrue qu’elle n’y parait de prime abord : ne sont-ce pas là des marques assimilables à une certaine forme de courbatures ?

Bien entendu, cette bobologie n’est pas propre à l’histoire et se rencontre probablement lors de chaque effort intellectuel intense. Pour autant, il est intéressant de remarquer que mêmes les humanités dites numériques n’exemptent pas d’un certain rapport au corps. C’est ainsi qu’après avoir dépouillé près de 2 000 fiches matricules du recrutement on se surprend à poser mécaniquement le regard, en l’espace de quelques millisecondes, sur l’endroit du document où est contenue l’information que l’on cherche à consigner dans la base de données. Le gain de temps est réel mais, à l’inverse, l’agacement nous saisit plus que rapidement lorsqu’il faut explorer un site inconnu d’archives, avec une interface où on ne sait pas se repérer et trouver en seulement quelques clics les datas que l’on cherche, notre regard n’y étant pas familiarisé. Et que dire des pages qui du fait d’un débit internet insuffisant où d’un serveur en difficulté peinent à s’afficher ? Nos yeux savent très précisément ce qu’il faut regarder et comme un skieur dans les starting-blocks pré-visualisant sa descente scrutent déjà l’endroit de l’écran où l’information tant attendue est censée apparaître...

Par bien des égards, la démarche historienne s’apparente à l’ascension d’un col en bicyclette : au pied de la falaise nous fait face un corpus documentaire monstrueux auquel il faut s’attaquer. La méthodologie employée est un choix, pareille à la voie déterminée par l’alpiniste devant une paroi rocheuse vierge : les actes de naissance de tel département par la face nord… Comme de nombreux sportifs, la musique est un allié précieux et le casque audio un compagnon fidèle. Mais la bande-son doit être choisie méticuleusement : elle doit être suffisamment présente pour rompre la monotonie, voir même « doper » en cas de coup de fatigue, mais doit en même temps savoir se faire discrète pour ne pas entraver la réflexion. Une prosopographie exige en effet une attention de chaque instant. Le caractère mécanique, répétitif de la démarche n’est qu’illusion et toutes les archives doivent être patiemment analysées. L’historien.ne se mue alors en pilote de formule 1 qui, bien qu’effectuant des dizaines de fois le tour du même circuit, se doit d’être concentré au moindre virage. Dans ces conditions, le ravitaillement revêt une importance prépondérante : thermos de thé et gâteaux secs aident indubitablement à maintenir le niveau de performance.

La source de tous les maux des sportifs-historien.nes? Crédit: Pexels.

Alors certes, si faire de l’histoire peut se révéler le cas échéant physiquement éprouvant, on pourra toujours objecter que l’esprit de compétition est absent et qu’à la différence de la boxe ou du rugby il n’y a dans cette discipline jamais de vainqueur. C’est en effet un point de vue qui se tient mais le golf permet toutefois de poursuivre la métaphore sportive. Les archives sont le parcours sur lequel on évolue et les travailler n’est jamais qu’essayer d’en tirer le meilleur, à la manière du surfeur de grosses vagues qui sait qu’il n’aura jamais le dessus sur la mer mais qui cherchera toujours à mieux la comprendre, la saisir, pour une glisse toujours plus pure. Alors, faire de l’histoire, un sport ?

Erwan LE GALL