Les journaux des marches et opérations de la Grande Guerre

S’il y a bien un domaine qu’internet a révolutionné, c’est celui de l’histoire militaire de la Première Guerre mondiale. En effet, grâce à la politique pionnière du ministère de la Défense, il est possible depuis 2008 de consulter en ligne, de chez soi et à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, les journaux des marches et opérations de la Première Guerre mondiale, sources véritablement incontournable pour qui, historien ou généalogiste revenant sur le parcours d’un aïeul poilu, s’intéresse à ce conflit. Mais, comme toutes les archives, ces JMO imposent quelques précautions d’emploi.

Journal des marches et opérations du 47e régiment d'infanterie, 19 septembre 1914.

Véritable carnet de bord d’une unité (bataillon ou régiment d’infanterie, batterie d’artillerie, escadron de cavalerie, escadrille de chasse, brigade, division, corps d’armée, armée ou même groupe d’armée…), ces journaux des marches et opérations se présentent sous la forme de larges registres et sont tenus en théorie quotidiennement. Certains volumes sont même agrémentés de cartes et schémas qui peuvent se révéler être particulièrement travaillés, et d’une grande utilité pour le chercheur.

C’est une instruction datée du 5 décembre 1874 qui est à l’origine de la création des journaux des marches et opérations, la fonction de ces documents étant de « relater les évènements vécus par chaque état-major et corps de troupe au cours de la campagne entreprise, sans commentaire ni appréciations personnelles ». Autrement dit, ils ambitionnent d’être « le récit fidèle, jour par jour, des faits, depuis la mise en route jusqu’à la fin des opérations ». Et là est le premier écueil de cette source : accorder une trop grande confiance à l’objectivité supposée de ces registres. En effet, comme tout document écrit, celui-ci est structurellement subjectif, même si la partialité de la plume n’est pas toujours aussi évidente que lorsque le JMO du 47e régiment d’infanterie rapporte, en septembre 1914, que l’unité « est le témoin attristé et indigné de l’incendie de la Cathédrale de Reims sur laquelle les Allemands ont, toute la journée, lancé des bombes igniphores »1.

Mais il y a sans doute plus délicat encore. En effet, non seulement il n’est pas possible – sauf exception notable – d’identifier l’officier en charge de la rédaction de ce document mais, de surcroît, un examen attentif des journaux des marches et opérations invite à constater que les écritures varient tout au long du conflit. En d’autres termes, les JMO ne sont pas toujours rédigés par la même personne ce qui, parfois, s’en ressent grandement. Ainsi, il n’est pas rare de déplorer que tel changement d’écriture coïncide avec une rédaction beaucoup moins détaillée du journal des marches et opérations, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il se passe moins de choses sur le champ de bataille. Aussi est-il nécessaire, là comme ailleurs, de croiser les archives et de multiplier les échelons de travail (bataillon, régiment, division…) pour palier au maximum les insuffisances de tel ou tel rédacteur.

Carte postale. Collection particulière.

Pour autant, dans tous les cas, il convient de ne pas trop se reposer sur ces archives, même si celles-ci, et cela n’est pas le moindre des paradoxes, sont par ailleurs incontournables. John Keegan, dans son étude classique intitulée Anatomie de la bataille, invite ainsi à s’en méfier, le risque étant selon lui de tomber dans le piège d’une description peu réaliste et surtout monolithique des opérations. En effet, là où le journal des marches et opérations indique que telle compagnie d’infanterie surgit à telle heure de telle tranchée pour monter à l’assaut de telles positions ennemies, l’historien britannique objecte que tous les hommes n’ont pas le même comportement, que les combattants ne sont pas des robots et que certains défaillent, chutent, périssent…2 Ce faisant, il rappelle que bien qu’incontournables, les journaux des marches et opérations ne sauraient être consultés sans se rapporter aux témoignages, autre pilier de l’historien militaire de la Grande Guerre.

Erwan LE GALL

 

1 SHD-DAT : 26 N 636/6. JMO 47e RI, 19 septembre 1914.  Pour de plus amples détails on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie au combat (août 1914-juillet 1915), Talmont Saint-Hilaire, Editions CODEX, 2014.

2 KEEGAN, John, The face of the battle, A study of Agincourt, Waterloo and the Somme, London, Pimlico - Random house e-books, 2004-2012,  p. 29. A la page suivante, l’auteur évoque une « highly oversimplified depiction of human behavior on the battlefield ».