Et Owens humilia le Führer

Dans le sport, il y a les athlètes extraordinaires, ceux qui dominent outrageusement leur discipline : les Michael Jordan, Pelé et autres Sergueï Bubka. Et puis il y a une espèce encore plus rare de champions, ceux qui à l’instar de Mohamed Ali savent rencontrer l’Histoire. Et dans cette catégorie, le roi est très certainement Jesse Owens, né le 12 septembre 1913.

Né pauvre dans le sud des Etats-Unis, Jesse Owens grandit dans l’industrieuse ville de Cleveland, dans la manufacturing belt. C’est là qu’il se découvre une grande passion pour l’athlétisme et, plus important encore pour l’Histoire, que son talent est détecté par son entraineur de collège. Bien que d’aspect chétif, Jesse Owens progresse rapidement jusqu’à remporter 75 des 79 courses auxquelles il participe au Lycée. Une telle performance le place, bien évidemment, dans la ligne de mire des recruteurs universitaires qui souhaitent le voir porter les couleurs de leurs établissements respectifs en échange d’une bourse.

Ayant opté pour Ohio State University, Owens survole les compétitions universitaires et est naturellement sélectionné pour représenter les Etats-Unis aux Jeux olympiques qui, en 1936, se déroulent à Berlin.

Jesse Owens lors des Jeux olypiques de 1936. US National Archives: 306-PSE-80-746.

La suite est connue : le petit-fils d’esclave remporte le 100 mètres en 10,3 secondes, à 1 dixième de son propre record du monde, et humilie Hitler. Le lendemain Owens s’aligne sur le saut en longueur, qu’il remporte, puis sur le 200 mètres et le relais 4 x 100 mètres. Au total, ce sont 4 médailles d’or qui pendent au cou de l’athlète, un exploit qui ne sera renouvelé qu’en 1984 avec Carl Lewis.

Curieusement, l’événement ne fait pas la une de l’Ouest-Eclair qui préfère titrer sur les régates de Cowes et, bien entendu, sur la situation en Espagne. Quant aux pages sportives, elles débutent par l’épreuve maison, le Grand prix de l’Ouest, course cycliste qui est à l’Ouest-Eclair ce qu’est le Tour de France à l’Auto. Ce n’est finalement qu'en dixième page, au sein d’une rubrique dédiée aux Jeux olympiques, que la performance d’Owens est évoquée.

Il est aujourd'hui manifeste que le journal ne mesure pas la portée de l’événement. Si Owens a les honneurs de l’Ouest-Eclair, c’est moins pour sa victoire que parce que le 100 mètres est l’épreuve reine des compétitions d’athlétisme, comme en témoignent les trois photographies publiées ce jour-là. L’une d’elle est d’ailleurs particulièrement emblématique de l’ambivalence du traitement qui est accordé au sportif américain. La légende évoque en effet la poignée de main entre Jesse Owens et le boxeur Max Schmeling (qui perdra deux ans plus tard dans un combat retentissant contre Joe Louis), celui-ci venant « féliciter le nègre américain ».

En dépit de ses fantastiques exploits, qui il est vrai contrastent grandement avec les « désillusions françaises » enregistrées lors de cette compétition, Jesse Owens est renvoyé à sa seule négritude. Cela peut aujourd’hui paraître choquant mais cela témoigne en réalité bien de l’époque. Bien qu’américain, Owens n’est en effet en 1936 qu’un citoyen de seconde zone. Il lui faudra attendre bien des années, et une femme dénommée Rosa Parks, pour avoir le droit de s’assoir à l’avant des autobus. Quant à la France, si l’on en juge par le succès de l’exposition coloniale organisée au bois de Vincennes cinq ans plus tôt, en 1931, la situation n’est sans doute pas si éloignée de ce qui prévaut au pays de l’oncle Sam1

Erwan LE GALL

1 Pour une utile mise en perspective on renverra à RUSCIO, Alain, Le credo de l’homme blanc, Bruxelles, Complexe, 2002.