La création de Manche-Océan
Revenir sur la création d'une épreuve cycliste constitue un bon moyen de se plonger dans la culture populaire des années 1930, en l’occurrence en Bretagne. Il est vrai que là, sans doute plus qu'ailleurs, le vélo est adulé et suivi par un public passionné. Un sport à tel point populaire qu'il engendre un vif intérêt économique, ce que ne manque pas de prouver le Manche-Océan.
Durant les années 1930, les courses cyclistes s'exportent chaque week-end de village en village. Si le vélo est prétexte à de nombreuses festivités, il n'en demeure pas moins l'objet de discussions passionnées. Sans surprise, l'annonce de la création d'une épreuve internationale entre Paimpol et Auray - c'est-à-dire reliant la Manche à l'Océan atlantique - suscite immédiatement un fort enthousiasme. Il faut dire que, pour tous les connaisseurs, le parcours proposé par le Manche-Océan force l'admiration : 137 kilomètres à parcourir seul face à la montre en franchissant le redoutable Mûr-de-Bretagne !
Tous les ingrédients sont trouvés pour faire saliver le lecteur de L'Ouest-Eclair ou du Nouvelliste du Morbihan qui découvre la joyeuse nouvelle en ouvrant son journal le 1er décembre 19371. Un cadeau de Noël avant l'heure ! Mais il faut s'armer de patience, la course est prévue pour le mois de mai.
Profitant de ce succès précoce, l'Union Cycliste Alréenne, association organisatrice de l'épreuve, propose une animation durant le Carnaval. Le 1er mars 1938, 400 personnes se réunissent à la salle des fêtes d'Auray et assistent à une présentation théâtrale du Manche-Océan2. Surprise de la soirée, les deux icônes locales Jean-Marie Goasmat et Pierre Cogan, acceptent de se prêter au jeu de la parodie. Puis, suite à cette trêve humoristique, les convives déguisés s'abandonnent aux plaisirs du bal.
En raison de sa grande popularité, le cyclisme est un support marketing efficace. Très tôt, ce potentiel est perçu par les principaux groupes de presse : L'Auto a le Tour de France, L'Ouest-Eclair le Circuit de l'Ouest, Le Nouvelliste de Morbihan organise Le Circuit International de Plouay … puis Paris-Soir entre en course. |
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En effet, le quotidien de Jean Prouvost révolutionne la presse sportive dans les années 1930. Il dispose de moyens financiers colossaux et surtout, il paraît le soir ce qui lui permet d'avoir la primauté d'annoncer les vainqueurs du jour3 ! En 1932, Paris-Soir décide de patronner une épreuve novatrice : le Grand Prix des Nations disputé en contre-la-montre individuel. La compétition devient rapidement le lieu d'affrontement annuel des meilleurs spécialistes. Le plunerétain Pierre Cogan s'y révèle en 1936 en terminant deuxième derrière l'imbattable Antonin Magne … et en remportant l'épreuve l'année suivante devant Maurice Archambaud et Georges Speicher ! En patronnant le Manche-Océan, Paris-Soir fait de l'épreuve bretonne la petite sœur de sa course phare. Les quatre premières places sont ainsi qualificatives pour le Grand Prix des Nations.
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Avec un tel soutien, des sportifs de qualité se déplacent. Se mêlent alors des coureurs régionaux et internationaux4. Sont ainsi prévus les Belges Alphons Deloor (2e du Tour d'Espagne 1936 et vainqueur de Liège-Bastogne-Liège 1938) et Constant Lauwers (jeune coureur prometteur qui obtient un mois plus tard sa place dans la très relevée sélection belge pour le Tour de France), l'Italien Galliano Pividori et l'Espagnol Luciano Montero Hernandez (vice champion du monde 1935, triple champion d'Espagne, trois fois troisième du Grand Prix des nations5). Mais l'attraction de l'épreuve est sans conteste le vainqueur sortant du Tour de France 1937, Roger Lapébie6.
Le 28 mai 1938, 16 coureurs se présentent à Paimpol malgré la pluie et le vent7. Plus que jamais, l'expression née de la plume d'Albert Londres « les forçats de la route » s'avère vraie. A 10 heures 45, Yvan Marie s'élance. |
La course est exigeante et face aux difficultés, trois coureurs – dont le tenace Pierre Cloarec – jettent l'éponge ! Tout au long du parcours, le breton Jean Fontenay creuse l'écart sur ses rivaux dont Roger Lapébie, victime de nombreux ennuis mécaniques et contraint de changer deux fois son vélo. Malgré les conditions météorologiques, le public se réunit en nombre sur le bord de la route : à Guingamp, Pontivy et dans tous les petits villages les supporteurs sont présents. Au vélodrome du Loch à Auray, ils sont près de 4 000 ! Aux alentours de 17 heures, Roger Lapébie rentre sur la piste pour y effectuer ses trois tours. Mais rien n'y fait, le champion s'incline face à Jean Fontenay. Yvan Marie complète le podium. Après ces émotions sportives, la journée se conclue comme d'habitude ... par un bal !
La 47e édition de la course cycliste Manche-Océan se déroulera dimanche prochain, 30 juin 2013. Un monument bien vivant qui rappelle la place éminente du cyclisme dans le patrimoine breton.
Yves-Marie EVANNO
1 « La Grande épreuve Manche-Océan », L'Ouest-Eclair (éd. du Morbihan), n°14997, 1er décembre 1937, p. et « Manche-Océan sera couru le 8 mai », Le Nouvelliste du Morbihan, 51e année, n° 277, 1er décembre 1937, p. 8.
2 « Une soirée splendide de l'Union Cycliste Alréenne », Le Nouvelliste du Morbihan, 52e année, n° 53, 4 mars 1938, p. 8.
3 SERAY, Jacques, La presse et le sport sous l'occupation, Éditions Le Pas d'oiseau, 2011, p. 37.
4 On peut citer les bretons Jean Fontenay, Pierre Cloarec et le normand Yvan Marie, tous trois habitués à participer au Tour de France. La présence de Victor Cosson est également intéressante. Il ne le sait naturellement pas mais il obtient quelques semaines plus tard la 3ème place du classement général du Tour de France.
5 Ce dernier est finalement absent de l'épreuve.
6 « Dix-sept coureurs prendront aujourd'hui le départ de Paimpol pour disputer l'épreuve « Manche-Océan » contre la montre », L'Ouest-Eclair (éd. du Morbihan), n°15175, 29 mai 1938, p. 11
7 « Fontenay triomphe brillamment dans la course « Manche-Océan » disputée contre-la-montre et se qualifie pour la Grand Prix des Nations », L'Ouest-Eclair (éd. du Morbihan), n°15176, 30 mai 1938, p. 12 et « Fontenay bat Roger Lapébie dans le 1er Manche-Océan contre-la-montre », Le Nouvelliste du Morbihan, 52e année, n° 126, 1e r décembre 1938, p. 8.
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