Robert Asse, la gueule cassée des pelotons

Robert Asse n’est certainement pas le sportif breton le plus célèbre. Seuls quelques rares initiés se souviennent qu’il dispute, bien souvent sans les terminer, les plus grandes courses du calendrier cycliste international … Mais la popularité d’un champion ne se mesure pas à ses seules victoires. Et pour cause, si Robert Asse obtient les éloges du peloton des années 1920, c’est parce qu’il luttait, à chaque course, en dépit des séquelles physiques que lui infligèrent, quelques années plus tôt, la Grande Guerre.

Firmin Lambot, vainqueur du Tour de France 1919. Bibliothèque nationale de France / Gallica: Rol GG14182.

Robert Asse naît le 17 août 1894 à Vannes au sein d’une famille de notables. Passionné de cyclisme, il commence à écumer les courses bretonnes en 1912 alors qu’il n’a que 18 ans1. Le néophyte y fait bien plus que de la figuration et se constitue, en moins de trois ans, un joli palmarès comprenant « les grand-prix Wolber, Griffon, Aiglon, Capta, Automoto, le Championnat de 100 km du VCP et bien d’autres encore »2. Au sortir de la guerre, il reprend le fil de sa carrière et participe aux plus grandes courses du calendrier : Paris-Roubaix, Paris-Bruxelles et, bien entendu, le Tour de France dont il prend le départ à dix reprises entre 1919 et 1929, ne parvenant néanmoins jamais à dépasser la cinquième étape3. Il détiendra, pendant de nombreuses décennies, le record d’abandons sur la Grande Boucle4. Qu’importe, l’abnégation du Breton en fait un coureur populaire. Henri Desgrange, le fondateur du journal L’Auto et le père du Tour de France, conclut cependant que si le Breton est « très aimé » c’est « en dépit et peut-être à cause de son originalité »5.

Avec sa « gueule cassée », Robert Asse est en effet une figure originale et aisément reconnaissable du peloton. Le Breton porte dans sa chair le souvenir de la Grande Guerre. Incorporé dans l’infanterie, un éclat d’obus lui inflige, en 1915, une « brèche crânienne de 6 cm² »6. Les séquelles sont nombreuses et irréversibles : « surdité », « réduction de la vision de l’œil droit à 1/20 », et « dépression linéaire au niveau de l’os frontal droit ». Évacué à l’arrière, Robert Asse ne reverra plus le front. Au sortir de l’hôpital, il décide spontanément de remonter sur sa bicyclette, reprend l’entrainement et, rapidement, la compétition.

En 1917, Robert Asse participe à Paris-Tours – course qui fait son retour après deux années d’interruption – et termine à une honorable 13e place7. Deux ans plus tard, en février 1919, il est l’un des dix premiers cyclistes à s’inscrire au Circuit cycliste des champs de bataille organisé par Le Petit-Journal du 28 avril au 11 mai8. Puis, en juillet, il réalise son rêve en prenant part à son premier Tour de France. Le Breton profite alors de la faiblesse de la concurrence pour glaner quelques résultats. Mais, sur le vélo, Robert Asse comprend très vite qu’il ne peut pas lutter contre les meilleurs. Ayant un champ de vision de vision restreint, il est considérablement désavantagé par l’horaire des départs qui, à l’époque, s’effectuent de nuit. Lorsqu’il se retrouve isolé, il lui arrive régulièrement de se tromper de route… Signalons également les fortes migraines dont il est victime et qui l’empêchent de se concentrer pleinement sur son effort9.

La démobilisation progressive des meilleurs coureurs du peloton, dans le courant de l’année 1919, ne fait qu’accentuer l’écart de niveau entre Robert Asse et ceux qui pédalent pour gagner. En 1931, certains journalistes observent tristement qu’il « n’est même plus capable de suivre un train de 28 kilomètres à l’heure » 10. Mais il en faut plus pour vaincre la passion du Breton qui continue d’enchaîner les inscriptions. Admiratif, Le Miroir des Sports affirme qu’il appartient à catégorie des « piqués du sport », ceux dont la « valeur est à peu près nulle, leurs chances de connaître un succès, même d’estime, sont inexistantes, et, pourtant, ils s’accrochent désespérément, n’espérant rien, mais contents tout de même d’être, comme ils le disent, dans le bain »11.

Carte postale. Collection particulière.

Le 26 avril 1932, une semaine après avoir achevé le Circuit du Morbihan, il met entre parenthèses la compétition pour se rendre à un mariage12. Dans la soirée, un automobiliste trouve son corps inerte, près de son vélo. Transporté immédiatement à la clinique Saint-Louis de Vannes, il décède quelques heures plus tard, le 27 avril, « d’une congestion cérébrale »13. Sa mort provoque une vive émotion dans le milieu du sport cycliste. Le premier à s’en émouvoir n’est autre qu’Henri Desgrange. Ce dernier admirait la « passion » sans faille de celui qui « aurait dû sans doute habiter le manoir familial en Bretagne » plutôt que d’ajouter de la souffrance à « la vie agitée qu’il eut ses dernières années » 14. Par son abnégation et sa capacité de résilience, Robert Asse a très certainement contribué à pérenniser, dans l’esprit des suiveurs, le cliché du Breton têtu, courageux et valeureux15. C’est à ce titre que ce héros oublié a marqué, lui aussi, l’histoire du cyclisme.

Yves-Marie EVANNO

 

1 Pour 1912, voir notamment « Carentoir », Le Courrier breton, 1er septembre 1912, p. 3, ou encore « Muzillac », Le Courrier des Campagnes, 7 juillet 1912, p. 3.

2 « Tours-Paris », L’Auto, 8 avril 1917, p. 1.

3 Soit toutes les éditions de la décennie sauf en 1924.

4 Depuis, c’est l’Estonien Jaan Kirsipuu qui possède ce record. Il a abandonné à 12 reprises entre 1993 et 2005.

5 « Le dernier amateur », L’Auto, 1er mai 1932, p. 3.

6 Archives départementales du Morbihan, R 2290, matricule n° 10.

7 « Tours-Paris », L’Auto, 10 avril 1917, p. 1. La course se déroule alors dans le sens Tours-Paris.

8 « Le circuit-cycliste des champs de bataille », L’Ouest-Maritime, 18 février 1919, p. 2.

9 SERGENT, Pascal, Guide Secret du Tour, Rennes, Ouest-France, 2016, p. 19. Voir également CADIOU, Georges, Les pionniers du cyclisme breton de 1869 à 1939, Lopérec, Locus Solus, 2015, p. 111.

10 « Les piqués du sport », Le Miroir des Sports, 5 mai 1931, p. 12.

11 Ibid.

12 « La mort de Robert Asse », Le Nouvelliste de Vannes, 8 mai 1932, p. 3.

13 « Robert Asse », L’Echo de l’Ouest, samedi 30 avril 1932, p. 3.

14 « Le dernier amateur », L’Auto, 1er mai 1932, p. 3.

15 Sur ce point, voir CONORD, Fabien, Le Tour de France à l’heure nationale, Paris, PUF, 2014, p. 222-224.