A propos des dossiers des fusillés : marginalité et poids des circonstances

Le Service historique de la défense vient de mettre en ligne une « base de données des militaires et civils fusillés en application d'une décision de la justice militaire ou exécutés sommairement durant la Première Guerre mondiale ». Très attendues, ces archives décevront sans doute les personnes avides de sensationnel en ce qu’elles révèlent la dimension bureaucratique des armées françaises en 1914-1918, et donc participent d’une vision aseptisée du conflit. Nombre de documents présentés se trouvent ainsi être des bordereaux de versements ou des pièces de procédure assez absconses, sans compter de nombreux doublons.

Précisons néanmoins une chose, liée au contexte mémoriel de cette publication. Celle-ci vient  en effet rappeler que cette question des fusillés ne fait désormais plus polémique. D’ailleurs, E. Saint-Fuscien rappelle que, contrairement à ce que l’on peut trop souvent penser, « la question de la justice militaire au cours de la Grande Guerre n’a jamais été un sujet tabou et n’est plus un sujet marginal »1. Pour autant, il convient de souligner l’action du Ministère de la Défense qui, depuis la mise en ligne des fiches des morts pour la France en 2003, fait définitivement office de référence en matière de communication d’archives sur internet. Quand l’on songe deux minutes aux difficultés juridiques que posait il y a encore quelques mois la mise en ligne des registres matriculaires de recrutement du fait de certaines mentions judiciaires et médicales, et on mesurera alors sans peine les progrès accomplis et le rôle pionnier du Service historique de la Défense.

Les Conseils de guerre ne naissent pas avec la Première Guerre mondiale et se trouvent notamment sous les feux de la rampe lors des politiques anticléricales, comme ici à Nantes ou encore à Saint-Servan. Carte postale. Collection particulière.

Ensuite, il convient de rappeler que ces dossiers relèvent de cas et de situations marginales, qu’il convient d’analyser comme tels. Cette marginalité est d’abord statistique. Ainsi, pour ne considérer que le cas du 47e RI de Saint-Malo, les 4 fusillés pour l’exemple de cette unité sont à rapporter au plus de 2 700 morts que déplore le régiment tout au long de la campagne2. Une proportion qui n’est en rien exceptionnelle puisqu’E. Saint-Fuscien rappelle que « les 740 fusillés français représentent 0,4% des 200 000 décisions de justice prononcées par les tribunaux militaires »3, celles-ci étant donc loin de toutes se terminer devant un peloton d’exécution. Pour mémoire, le capitaine Dubois du 47e régiment d’infanterie écrit à son épouse au début de l’année 1915 « avoir fait acquitter trois hommes » de sa compagnie4. De même, rappelons que le Conseil de guerre du 47e régiment d’infanterie se réunit pour la première fois le 30 juillet 1915 dans le but de juger un soldat – un certain Rio qu’il n’a pas été pour l’heure encore possible d’identifier avec certitude – accusé « d’abandon de poste devant l’ennemi », individu qui est d’ailleurs acquitté5.

C’est d’ailleurs ce même motif qui vaut à Louis Bellamy, Toussaint Besnard, François Denès et Léon Peyrical d’être fusillés pour l’exemple en 1915 après avoir été traduits devant le Conseil de guerre de la 20e division d’infanterie. Là encore, le cas particulier du 47e régiment d’infanterie semble conforme à l’état de l’historiographie, tant du point de vue de la chronologie6 que de la nature des accusations portées à l’endroit des prévenus7. Mais cette conformité avec l’état des connaissances ne doit pas masquer la marginalité qui caractérise ces dossiers, par ailleurs renseignés de manière bien diverses. En effet, là où les procédures concernant Louis Bellamy et François Denès contiennent plus de 45 pièces, celle relative à Toussaint Besnard n’en compte que 25 tandis que celle de Léon Peyrical se limite à une fiche de décès.

Les trois fusillés bretons du 47e RI – Léon Peyrical étant lui Corrézien – ont en effet en commun d’être des soldats hors-normes, dimension qui ici se comprend dans le mauvais sens du terme. Originaire de Guipry, dans le sud de l’Ille-et-Vilaine, Louis Bellamy est un soldat né en 1894 qui n’effectue que cinq semaines de classes, entre le 14 octobre et le 23 novembre 1914, avant d’être envoyé au front, politique de récupération oblige8. Un laps de temps qui tranche singulièrement avec l’école du soldat du temps de paix9, période d’instruction qui s’étend sur plusieurs mois10. François Denès est pour sa part blessé deux mois avant son passage devant le Conseil de guerre, victime d’un éboulement et d’un éclat d’obus dans le dos, et à la lecture du dossier il n’est pas impossible de suspecter un problème psychologique qui pourrait s’apparenter à un shellshock ou choc post-traumatique. Toussaint Besnard est décrit pour sa part comme étant « peu courageux et peu intelligent »11 tandis que Léon Peyriac est un soldat de la classe 1900. Ceci signifie donc qu’il est âgé de 35 ans au moment de son passage devant le Conseil de guerre de la 20e division d’infanterie, dimension qui semble ici d’autant plus importante qu’il est exempté en 1901 du fait d’une « cicatrice adhérente et étendue » au bras et mobilisé en avril 191512.

Mais ce qui frappe le plus à la lecture de ces trois dossiers, c’est sans conteste le poids phénoménal des circonstances. Facteurs aggravants, Louis Bellamy est ainsi accusé de s’être mutilé la main gauche tandis que Toussaint Besnard et François Denès sont suspectés d’être sous l’emprise de la boisson, ce que ce dernier ne nie d’ailleurs pas. Mais, il y a plus grave encore. Manifestement fébrile, Louis Bellamy change de ligne de défense en cours de procédure ce qui, indubitablement, le discrédite encore plus. Quant aux affaires Denès et Besnard, elles ont toutes deux lieu à la veille de la grande attaque connue de tous du 25 septembre 1915, ce qui là encore constitue aux yeux de la cour une circonstance très aggravante, les intéressés ne pouvant plaider la méprise et/ou l’ignorance. C’est bien à chaque fois de trahison qu’il s’agit, d’abandon de poste d’autant plus grave qu’il est « en présence de l’ennemi ».

Carte postale. Collection particulière.

En définitive, il n’y a sans doute pas d’énormes révélations à attendre de la mise en ligne de ces dossiers, l’historiographie étant sur ce point abondante. On se permettra en revanche d’être plus circonspect en ce qui concerne la volonté de « réintégrer » dans la mémoire nationale ces fusillés. En effet, des campagnes de réhabilitation des années 1920-193013 au discours de Lionel Jospin en 1997 en passant par le célèbre film de Stanley Kubrick, les fusillés en tant que réalité historique collective n’ont jamais réellement quitté les esprits. En revanche, et là n’est pas le moindre des paradoxes, c’est sur le plan individuel que la situation est plus complexe. Car si le cas des caporaux de Souain, des fusillés de Vingré ou, pour prendre un exemple breton, de François Laurent est connu, quid d’Elie Lescop dont le jugement de réhabilitation proclame que sa mémoire soit « déchargée » de la condamnation dont il a fait l’objet14 et dont le souvenir n’a au cours de ce centenaire été rappelé que sur ce site?

Il n’en demeure pas moins que ces archives sont d’un grand intérêt en ce que certains dossiers permettent de voir quelques à côtés difficilement décelables15. Il en est ainsi, par exemple, de l’alcool omniprésent et de la véritable angoisse qui semble saisir les hommes du 47e régiment d’infanterie  à la veille de l’attaque du 25 septembre 1915, dimension qui ne transparait pas à la lecture des journaux de marches et opérations. Et c’est sans doute là que se révèle la véritable nature de la mise en ligne de cette « base de données des militaires et civils fusillés en application d'une décision de la justice militaire ou exécutés sommairement durant la Première Guerre mondiale » qui n’est, au final, ni plus ni moins qu’une invitation à aller dépouiller à Vincennes les cartons de la justice militaire16.

Erwan LE GALL

 

 

1 SAINT-FUSCIEN, Emmanuel, « La justice militaire », in NIVET, Philippe, COUTANT-DAYDE, Coraline et STOLL, Mathieu, Archives de la Grande Guerre. Des sources pour l’histoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 115.

2 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 63-79.

3 SAINT-FUSCIEN, Emmanuel, « La justice militaire », art. cit., p. 116.

4 Paroisse de Saint-Servan, Livre d’or des Morts pour la Patrie, Rennes, Imprimerie Oberthur, 1920, p. 142-145. Il s’agit selon toute vraisemblance du Conseil de guerre de la 20e division d’infanterie.

5 SHD-DAT : 26 N 636/7, JMO 47e régiment d’infanterie, 28-30 juillet 1915.

6 Sur ce point l’étude de référence est  BACH, André, Fusillés pour l’exemple 1914-1915, Paris, Tallendier, 2003. 

7 SAINT-FUSCIEN, Emmanuel, « La justice militaire », art. cit., p. 116 rappelle que les « abandons de poste » représentent environ 70% des motifs jugés par les Conseils de guerre.

8 Arch. Dép. I&V : 10 NUM 35129 615. La politique dite de récupération ce caractérise par le rappel de bon nombre de personnes exemptées, ajournées ou affectées dans le service auxiliaire et leur transfert dans des unités combattantes afin de combler rapidement les pertes importantes des premières semaines de campagne. Sur ce point BOULANGER, Philippe, La France devant la conscription, géographie historique d’une institution républicaine, républicaine, 1914-1922, Paris, Economica, 2001, p. 118. 

9 Sur cette question on se permettra de renvoyer à  LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014, p. 53-71.

10 BOURLET, Michaël et FONCK, Bertrand, « La formation des militaires », in NIVET, Philippe, COUTANT-DAYDE, Coraline et STOLL, Mathieu, Archives de la Grande Guerre…, op. cit., p. 66.

11 SHD-DAT : 11 J 872 - Conseil de guerre, Toussaint Besnard, vue 19.

Arch. Dép. Corrèze : 1 R 1381.1801.

13 Sur ce point on renverra à OFFENSTADT, Nicolas, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, Paris, Odile Jacob, 1999 et, pour une étude de cas, à HARDY-HEMERY, Odette, Fusillé vivant, Paris, Gallimard, 2012.

14 SHD-DAT : GR 11 J 3216-1, Cour spéciale de justice militaire 2e partie, Elie Lescop, vue 3.

15 Aucun des faits reprochés aux quatre prévenus n’est ainsi mentionné dans le journal des marches et opérations.

16 On se réfèrera à ce propos au Guide des sources de l’histoire de la justice militaire pendant la Première Guerre mondiale, Paris, SHAT, 2001.