Décharger la mémoire d’Elie Lescop ?

L’histoire est moins connue que celle de Fanc’h Laurent, soldat du 247e régiment d’infanterie fusillé dans la nuit du 1er octobre 1914, dans le secteur de Souain, pour cause de mutilation volontaire et réhabilité au début des années 1930. Pourtant, le cas d’Elie Lescop est très intéressant et mérite que l’on s’y attarde tant l'amnésie qui l’entoure est significative.

C’est le Journal officiel de la République française du 4 décembre 1934 qui permet d’obtenir le plus d’informations sur cet homme. Reproduisant l’arrêt rendu par la Cour spéciale de justice militaire de Paris le 17 novembre 1934, ce document nous apprend qu’Elie Lescop naît le 3 décembre 1882, vraisemblablement à Muzillac dans le Morbihan. Malheureusement, les fiches matricules de recrutement conservées par les Archives départementales du Morbihan n’étant pas encore en ligne, il ne nous est pas possible d’obtenir plus de renseignements sur la vie de cet employé de bureau, que certains disent agent de la Ville Rennes et même chargé de sonner le tocsin de la mobilisation. Sans doute y aurait-il, dans le cadre du centenaire de la Première Guerre mondiale, matière à creuser cet aspect de la vie d’Elie Lescop…

Chalons-sur-Marne, où se joue le sort d'Elie Lescop. Carte postale. Wikicommons.

Les attendus produits pas la Cour de Justice militaire de Paris permettent de comprendre ce qui est arrivé à cet homme même si la situation demeure très confuse puisque, à titre d’exemple, la chronologie exacte des évènements demeure nébuleuse vingt ans seulement après les faits. Pourtant, le journal des marches et opérations du 336e régiment d’infanterie mentionne très explicitement, à la date du 7 octobre 1914, la blessure du soldat Elie, Marie, Lescop de la 18e compagnie1. Le Journal officiel nous apprend que cette blessure à la main gauche – éclatement de la paume par arme à feu – conduit le soldat, en application des ordres reçus de son capitaine, au poste de secours de Suippes, d’où il est évacué vers l’hôpital d’évacuation n°2 de Chalons-sur-Marne où il est pris en charge par le médecin-principal de 2e classe Buy. Celui-ci rédige alors un certificat médical – qui se révèlera n’être qu’un polycopié où seuls le nom et le type de blessure sont inscrits à la main – concluant à une mutilation volontaire, accusation qui conduit le 18 octobre 1914 Elie Lescop devant le Conseil de guerre de la IVe armée qui le condamne à mort. Le soldat est passé par les armes le lendemain à 19 heures, élément qui n’est pas consigné par le journal des marches et opérations du 336e RI, et n’est, en toute logique, pas considéré comme Mort pour la France.

L’affaire Elie Lescop est donc similaire à celle de Fanc’h Laurent2. Les deux hommes sont d’ailleurs réhabilités mais pourtant, si l’un est relativement connu, l’autre demeure grandement ignoré. Deux éléments peuvent être avancés pour expliquer ce contraste flagrant dans le souvenir.

Le premier est d’ordre chronologique. Et ici il s’agit moins de la date des faits que de la réhabilitation de ces deux malheureux soldats. Fanc’h Laurent est en effet réhabilité à la fin de l’année 1933, date qui permet d’organiser de grandes commémorations à l’occasion du vingtième anniversaire de l’année 1914. A Mellionec, commune du soldat du 247e régiment d’infanterie, c’est le 5 août 1914 qu’ont lieu ces manifestations . Elie Lescop est lui réhabilité en décembre 1934, après le vingtième anniversaire de sa mort.

Lors de la cérémoie du 5 août 1934 en l'honneur de Fanc'h Laurent. Cliché publié le lendemain dans L'Ouest-Eclair. Archives Ouest-France.

Mais si un élément doit être retenu pour expliquer le décalage entre les mémoires de ces deux fusillés, c’est bien le facteur linguistique. En effet, contrairement à Elie Lescop qui est un employé de bureau et qui donc, à ce titre, manie parfaitement le français, Fanc’h Laurent compte parmi les rares mobilisés – l’école républicaine de Jules Ferry étant passée par là – qui s’expriment mal avec la langue de Molière et parle plus volontiers en Breton. Ce point s’avère déterminant dans le contexte des années 1920-1930 où émerge une mémoire présentant le Breton en victime de la France. En d’autres termes, c’est moins pour eux-mêmes que pour le symbole politique qu’ils représentent que ces soldats sont commémorés. Là encore, la mémoire se révèle être un excellent outil politique du temps d’alors.

Un élément de la décision de la Cour de Justice militaire de Paris n’est pas, cependant, sans interpeller, à quelques semaines du centenaire de la mort d’Elie Lescop. En effet, le jugement déclare « décharger sa mémoire de la condamnation prononcée ». Or force est d’admettre que le souvenir est ici bien ingrat. On pourra toujours se prononcer sur l’opportunité, ou non, de faire figurer Elie Lescop dans la base de données des soldats morts pour la France pendant la Grande Guerre mais, à dire vrai, tel n’est pas ici notre propos. Ce qui est le plus frappant c’est de constater combien sa biographie est encore aujourd’hui incomplète. La preuve en est qu’à notre connaissance aucune photographie ne nous permet de connaitre le visage d’Elie Lescop.

Erwan LE GALL

1 SHD-DAT : 36 N 754/17, JMO 336e régiment d’infanterie, 7 octobre 1914.

2 OFFENSTADT, Nicolas, Les fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, Paris, Odile Jacob, 1999. p. 260, note 126.

JOUNEAUX, Henry, « Une réparation solennelle à Mellionnec », L’Ouest-Eclair, n°13 787, 6 août 1934, p. 4.