Du plomb aux rayons : les radiologues dans la Grande Guerre

Bien que situé en bas de première page, l’article que publie La Liberté du Morbihan dans son édition du 18 septembre 1964 ne peut manquer d’interpeller : « Depuis cinquante ans un ancien poilu vit avec une balle dans le cerveau ». Originaire du Nord, Nestor Flamme est en effet sous l’uniforme du 84e RI lorsqu’il est atteint d’une balle dans la tête le 18 septembre 1914, projectile qui non seulement ne le tua pas mais ne peut être enlevé. Aussi, le journal morbihannais écrit que désormais âgé de 71 ans et après avoir élevé quatre enfants, et exercé la profession de menuisier, « il attend toujours la Légion d’honneur pour laquelle l’avait proposé le Maréchal Franchet d’Esperey »1.

Article publié en 1964 par la Liberté du Morbihan. Archives départementales du Morbihan.

Il y a deux manières de lire cette coupure de presse. La première et la plus évidente est bien entendu de s’attacher au caractère sensationnel d’une telle information, placée à l’évidence en une pour solliciter l’appétit du lecteur et forcer les ventes. Mais un tel article invite aussi à s’intéresser au sort des radiologues pendant la Grande Guerre, praticiens qui justement permettent de localiser les projectiles tel que celui qui frappe Nestor Flamme mais  qui demeurent – si l’on veut bien excepter le cas de Marie Curie – pour la plupart des oubliés de ce conflit.

Reçu docteur en médecine en 1895, Adolphe Leray est à la veille de la guerre une véritable sommité de la radiologie en France, chef du laboratoire central du prestigieux hôpital Saint-Antoine à Paris, professeur à la Salpétrière et pionnier des rayons X2. Bien que libéré de ses obligations militaires, le praticien n’hésite pas – à l’instar de nombreux scientifiques dont Marie Curie – à s’engager dans le conflit et devient médecin-chef de l’hôpital complémentaire de Saint-Brieuc, dans les Côtes-du-Nord, établissement où il ne tarde pas, à partir de 1915 à ouvrir un centre de radiologie.

Mais le parallèle avec la célèbre scientifique doublement nobélisée ne s’arrête pas là. Avec plus de 4 200 000 blessés3, la Première Guerre mondiale submerge les hôpitaux comme celui de Saint-Brieuc, irriguant les services d’un flux continu de patients. C’est ainsi que le Réveil de Seine-et-Oise, qui publie la nécrologie d’Adolphe Leray, évoque le chiffre de 30 000 patients qui seraient au cours du conflit passés entre ses mains… et ses appareils de radiologie ; un ordre de grandeur qui parait plausible. Or les protections contre les effets néfastes des rayons étant à l’époque bien insuffisantes, cette hyperactivité ne fait qu’aggraver les pathologies dont il commence à souffrir avant même l’été 1914 et dont il n’ignore rien : « Il savait que les rayons blafards rongent jusqu’au fond de l’être et laissent au savant, jusqu’à la dernière seconde, la lucidité qui lui permet de ne rien ignorer de son état ».

Carte postale. Collection particulière.

Né à Rennes en 1866, ville où il fait toutes ses études, Adolphe Leray décède le 30 mars 1921 à l’âge de 55 ans. Le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine, alors en pleine extension, n’hésite d’ailleurs pas à honorer sa mémoire en donnant son nom à une rue nouvellement percée, au sud de la voie ferrée. L’illustre radiologue y est présenté comme « victime de son dévouement à la science »4. Et à la défense de la patrie serait-on tenté de rajouter. Ce dont d’ailleurs peut sans problème témoigner Nestor Flamme.

Erwan LE GALL

 

 

1 « Un ancien poilu vit avec une balle dans le cerveau », La Liberté du Morbihan, 18 septembre 1964, 20e année, n°218, p. 1. Un grand merci à Yves-Marie Evanno sans qui nous n’aurions jamais eu connaissance de cet article.

2 Pour les renseignements biographiques sur Adolphe Leray se rapporter à Arch. Mun. Rennes : 1 o 18.

3 Chiffres avancés par WINTER, Jay, « Victimes de la guerre : morts, blessés et invalides », AUDOIN-ROUZEAU, Stéphane (Dir.) et BECKER, Jean-Jacques (dir.), Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918, Paris, Bayard, 2004, p. 1077.

4 Arch. Mun. Rennes : 1 o 19, délibération du conseil municipal du 24 juillet 1923.