Été 1916. Le cidre est-il soluble dans le pinard ?

Cette question, toute saugrenue qu’elle puisse paraître, a véritablement émergé au cœur du débat parlementaire entre 1914 et 1918. Au-delà de sa dimension pratique sur laquelle nous reviendrons, elle renvoie à deux problématiques fondamentales pendant le conflit : la question de la gestion de la consommation des soldats d’une part et les concurrences entre productions au sein de la filière des boissons alcoolisées d’autre part. Dans les deux cas, elle participe d’un processus ambivalent – parfois antagoniste – constitutif de la Première Guerre mondiale : la notion de soutien aux soldats d’un côté, à certains acteurs économiques de l’autre. Alors, le cidre est-il soluble dans le pinard ?

Cantonnement près des premières lignes à Orvillers-Sorel, dans l'Oise: soldats buvant du cidre. 12 avril 1918. BDIC: VAL 266/112

La question est donc posée, en d’autres termes, en juin 1916 par le député de l’Hérault Charles Caffort au ministre des Finances. Il cherche à savoir « s’il est exact que des instructions seraient sur le point d’être données pour autoriser […] la mise en circulation et la vente des mélanges de vins et de cidres »1. Alexandre Ribot, le ministre interpellé, lui confirme dans sa réponse mi-juillet que ces instructions ont bien été données, précisant les mesures les encadrant. Si l’on en croit une précédente intervention du ministre de la Guerre2, cette décision se justifie de plusieurs manières. Premièrement car, pour des raisons tenant à la fois aux contenants et la qualité du produit, le cidre se transporte et se conserve très mal au front. Par ailleurs, son faible degré alcoolique le rend difficilement acceptable par les troupes qui recherchent dans ce type de boissons un fortifiant. Logiquement, on cherche donc un moyen de le faire voyager plus aisément et de renforcer sa teneur en alcool, ce que le mélange avec le vin pourrait permettre. Secondement, dans un contexte de pénurie généralisée, la substitution d’un produit à un autre n’est pas un phénomène inconnu : en décembre 1915, le ministère de la Guerre propose de substituer le chocolat au fromage de gruyère, plus difficilement conservable. On tente même des expérimentations, tout autant insolites, comme en 1917 quand dans certaines rations, en replacement des légumes, les services de l’Intendance cherchent à intégrer… des algues marines3. Enfin, et peut-être surtout, le cidre fait partie de la ration journalière du soldat mobilisé dans la zone des armées en cas d’absence de vin, à hauteur de 50 cl par jour quand les hostilités débutent en 1914. La décision du ministre des Finances n’est donc pas totalement surprenante car elle permet de répondre à une inquiétude fondamentale tant pour les soldats que pour les autorités : celle de la pénurie de boissons alcoolisées au front. Elle est d’autant plus légitime que les récits de guerre évoquent la consommation de cidre, souvent avec plaisir quand ils en ont du bon, avec mécontentement quand ils en ont du mauvais (et souvent cher)4. À l’instar du vin et de la bière, quand il y en a de grandes quantités disponibles, les soldats en abusent comme en témoigne Maurice Genevoix au début du conflit5. Un reportage photographique de 1917 montre même des soldats en train d’en confectionner aux armées.

Un pressoir à Tillolloy:  soldats employés à la fabrication du cidre. 20 septembre 1915. BDIC: VAL 431/037. On retrouve ce cliché publié avec la légende « Fabrication de cidre » dans « La Guerre », Documents de la section photographique des armées, n°2, Paris, Armand Colin, 1916.

En réalité, la question de Caffort revêt un intérêt tout autre. Le député de l’Hérault, sensible aux intérêts vitivinicoles méridionaux, s’inquiète pour deux raisons. La première concerne la possible confusion qui pourrait résulter de la diffusion massive d’une telle boisson sur le marché et les dérives frauduleuses qui pourraient en découler, l’opération s’apparentant à une forme de mouillage des vins. Surtout, cette « boisson alcoolique non dénommée » apparaît comme un potentiel concurrent aux productions viticoles méridionales sur un marché mis en tension par l’effet d’aubaine engendré par les conditions de guerre et les demandes, sans cesse croissantes, de la part de l’Intendance militaire pour les vins6. Or les parlementaires languedociens doivent déjà faire face à la concurrence du cidre dont les élus bretons et normands se font, eux aussi, les représentants. Ces derniers cherchent légitimement, de leur côté, à défendre les intérêts d’une filière qui voit également dans la guerre une opportunité commerciale. C’est bel et bien dans cette optique que le sénateur de la Manche Adrien Gaudin de Villaine intervient en mai 1915 auprès du ministre de la Guerre. Il lui demande pourquoi les cidres ne sont pas soumis à la réquisition. Pour justifier son propos, il avance trois éléments : « l’excellence de cette boisson, l’économie qu’elle présente et l’abondance de la récolte »7. On le constate, les intérêts économiques sont au cœur de l’argumentaire et de la démarche du sénateur. C’est cette logique qui explique que, dans les hôpitaux normands, ce n’est pas du vin qui est distribué tous les jours, mais du cidre, ce dont, bien évidemment, les députés languedociens se plaignent par l’intermédiaire d’Édouard Barthe. La réponse du ministre de la Guerre est significative : c’est la boisson locale et elle est peu chère8. Quelque mois plus tard, après que le projet de substituer une partie de la ration en vin par du cidre fut abandonné9, c’est le député breton Charles Baudet qui insiste malgré tout auprès du ministre de l’Agriculture pour favoriser l’écoulement de la production cidricole auprès des troupes10. Ses arguments sont là aussi très explicites : cherté et rareté du vin ; qualité du produit. Mais la réponse du ministre l’est tout autant : c’est la décision du ministre de la Guerre, qui s’y refuse pour l’instant bien que son collègue de l’Agriculture estime cette solution bénéfique pour « l’agriculture d’une partie de la France », tout comme pour le budget de l’armée, grevé par la hausse des cours des vins11. Cette concurrence, recoupant des aspects culturels et économiques, est parfaitement illustrée par la légende d’une carte postale envoyée depuis un hôpital finistérien en 1917 : « C’est pas du pinard mon gâs, mais du bon cidre de chez nous qui donne de la force à tous les poilus de Bretagne ».

Alors, le cidre est-il soluble dans le pinard pendant la Grande Guerre ? Techniquement, pas vraiment. Les archives, à notre connaissance, n’évoquent plus jamais cette initiative de mélange vin-cidre dont il ne faut pas être surpris outre mesure. En effet, les termes utilisés par Caffort dans sa question semble sous-entendre que c’est une pratique déjà existante (il s’inquiète en effet de sa circulation et non de sa fabrication, qui peut tout à fait déjà s’opérer dans un cadre familial) et les coupages sont une pratique courante dans la filière vitivinicole. Par ailleurs, le futur du marché des vins montrera que toutes les fantaisies sont permises en termes de mélanges, tant qu’il y a des profits à faire12. Symboliquement non plus, le cidre ne se substituera, même modestement, jamais au pinard. Certes, on distribue du cidre dans certains hôpitaux de l’Ouest de la France, mais même dans ces régions, la norme règlementaire reste la distribution de vin. Certes, le cidre bénéficie en 1917 d’un « Comité consultatif commercial des cidres » dans le cadre de la section des boissons au ministère du Ravitaillement général13, mais il dispose d’un rayon d’action limité en comparaison de celui sur le vin qui voit le jour au même moment. Certes, à la suite d’un rapport effectué par les services de l’agriculture en 1918, le législateur tente de limiter les effets négatifs du conflit (notamment la spéculation sur les alcools de bouche) en interdisant la distillation des cidres à certaines périodes de l’année14. Certes, le cidre suit les mêmes dynamiques que le vin : présence dans la ration règlementaire ; dons des producteurs aux soldats en 1914 ; difficultés des transports à partir de 1916 ; fluctuations brusques des cours et des rendements en rapport avec l’état de guerre. Mais, dans tous les cas de figure, jamais le cidre ne bénéficiera de la portée symbolique du pinard, boisson investie par la propagande officielle : porteuse des valeurs patriotiques, boisson du sacrifice du poilu par excellence, elle est celle qui a permis de tenir, de gagner la guerre15. Le cidre, lui, reste cantonné à un rayonnement régional, comme le confirme d’ailleurs Henri Cosnier dans son intervention en 1916, soulignant que le cidre « aurait été mieux accueilli […] dans certains corps d’armée »16. Jamais non plus le cidre ne permettra, à un niveau comparable à celui du vin17, l’enrichissement de plusieurs centaines de milliers de producteurs, intermédiaires, débitants qui profitèrent d’une accélération exponentielle tout au long du conflit de la demande en vin et, conséquemment, des cours eux-mêmes.

Villotte-devant-Louppy, en Meuse. Au cantonnement. Soldat aidant un villageois à fabriquer son cidre. 30 octobre 1917. BDIC: VAL 220/149.

Les mécanismes à l’origine de ces trajectoires contrastées pour deux des boissons dites « hygiéniques » (par opposition aux alcools, mauvais pour la santé) sont multiples. Ils consistent partiellement dans la plus faible quantité relative de la production cidricole, le moindre poids des députés des départements de production (au nombre de douze toutefois) et une activité moins intense sur le sujet, en comparaison des députés méridionaux. Mais c’est surtout parce que le vin est un produit déjà élevé au rang de patrimoine national avant le conflit et qu’à ce titre, il bénéficie par l’étendue de sa production, de sa consommation et de leviers de promotion efficaces, de prédispositions favorables. Ainsi, si contrairement à ce qu’on a voulu croire pendant longtemps, les Français n’ont pas « découvert » le vin entre 1914 et 191818, il n’en demeure pas moins que la période marque un tournant décisif sur le marché de boissons alcoolisées. Elle entérine la position de force du vin, une boisson devenue hégémonique et le symbole de toute la nation. Et ce, en partie, au détriment du cidre.

Stéphane LE BRAS

 

 

 

1 Journal officiel de la République française (JORF), Lois et décrets, Question n°10434, 13/07/1916, p. 6240.

2 JORF, Débats Sénat, Question n°379, 24/06/1915, p. 303.

3 L’étude très fournie sur le sujet (12 pages) est disponible aux Services historiques de la défense à Vincennes sous la cote 16 N 2631, dossier « Comptes rendus et rapports ».

4 Voir par exemple les témoignages du sergent Severac ou du sapeur Beauchemin en ligne sur www.chtimiste.com.

5 GENEVOIX, Maurice, Sous Verdun, août-octobre 1914, Paris, Hachette, 1916, p. 36.

6 Le Languedoc est de loin le plus gros fournisseur de vin en France. L’Hérault à lui tout seul fournit un quart des vins envoyés aux armées. Sur le sujet voir le rapport du sénateur Lebert devant la commission de l’armée au sujet du ravitaillement des armées en vin en 1916, disponible dans les archives du Sénat sous la cote 69 S 119.

7 JORF, Débats Sénat, Question n°379, 24/06/1915, p. 303.

8 JORF, Lois et décrets, Question n°5444, 08/12/1915, p. 8063.

9 JORF, Chambre des députés, Question n°4877, 12/10/1915, p. 1592.

10 JORF, Chambre des députés, Question n°8277, 12/02/1916 p. 261. Cette question revient à de multiples reprises en 1916 sous la forme de questions (Camille Blaisot, député du Calvados en juin) ou de discussions parlementaires (Henri Cosnier, député de l’Indre, président de la commission de l’Agriculture).

11 JORF, Chambre des députés, Question n°8277, 02/03/1916, p. 480.

12 Évoquons ici rapidement la récente controverse concernant le rosé au niveau européen, certains pays souhaitant faire accepter par l’ensemble des membres de l’UE l’idée (profanatoire en France !) d’un rosé issu d’un mélange entre vins blancs et rouges.

13 Arrêté du ministère du Ravitaillement général du 27/09/1917, JORF, Lois et décrets, 29/09/1917, p. 7701.

14 Rapport du ministère de l’Agriculture et du Ravitaillement du 02/07/1918, JORF, Lois et décrets, 04/07/1918, p. 5796.

15 Voir durant l’entre-deux-guerres, LAURENT, Jules (dir.), Le Maréchal Pinard, Contes de guerre des écrivains combattants, Annecy, Hérisson, 1938.

16 C'est-à-dire ceux où sont en majorité bretons et normands. Voir JORF, Chambre des députés, 14/06/1916, p. 1329.

17 Entre l’avant-guerre et 1916, les cours des vins du Midi sont multipliés par 3,2 ; ceux des cidres de Basse-Normandie par 2.

18 Voir à ce sujet l’intervention de Thierry Fillaut « les poilus bretons et le pinard : mythe et réalité » lors du colloque sur « La Grande Guerre des Bretons » en 2014.