Le « Je suis en terrasse » des poilus bretons…

« Je suis en terrasse »… Pour nombre de jeunes conscrits, de soldats du service auxiliaire maintenus dans les dépôts bretons ou de poilus y transitant au retour d’une permission de convalescence avant de regagner le front, la chose ne va pas de soi, jusqu’en 1916 au moins.

A Nantes comme ailleurs, l'alcool est présent lors de la mobilisation. Carte postale. Collection particulière.

Les excès de la mobilisation

Certes, en août 1914, la mobilisation a donné lieu à quelques excès de certains des réservistes ou territoriaux gagnant leurs garnisons : à Concarneau, l’aquarelliste néo-zélandaise Frances Hodgkins parle par exemple de marins « ivres-morts pour la plupart, escortés à la gare par des amis venus les encourager et des femmes en pleurs ». Plus nuancé, Elie Préauchat, un territorial des Côtes-du-Nord, décrit des hommes « passablement mûrs » arrivant à Saint-Brieuc bien que « les caboulots [aient été] fermés par mesure de précaution pour les poivrots ». Avant même de gagner la gare de Merdrignac, il avait d’ailleurs lui-même retrouvé les autres réservistes de la commune dans le bourg de Saint-Launeuc pour y boire « un bon café et une bonne rincette que le débitant nous offrait ». Quant au capitaine Leddet, commandant une batterie d’artillerie du 7e RAC de Rennes, il rappelle, en décrivant les opérations de mobilisation du mois d’août, que « les réservistes arrivaient à l’heure, tous plus ou moins éméchés » ; « c’étaient des Bretons » dit-il pour seule explication.

Des règlements stricts… et de nombreuses infractions

Dans les semaines qui suivent, les autorités militaires des 10e et 11e régions militaires, centrées sur Rennes et Nantes et couvrant toute la Bretagne mais aussi la Manche et la Vendée, prennent des mesures visant à limiter la consommation d’alcool des dizaines milliers de soldats cantonnés dans les dépôts de l’arrière1. Dans la 11e RM, c’est l’ordre général numéro 8, en date du 17 septembre 1914, qui fixe les grandes lignes de ce qui est autorisé aux militaires et aux débitants ou aubergistes… Peu de choses en fait, ce qui entraîne nombre d’infractions, relevées par la presse locale : le 7 février 1915, le Courrier breton de l’arrondissement de Montfort signale par exemple que le général commandant la 10e RM vient d’ordonner la fermeture d’un café rennais où « à dix heures et demie du soir, la police a découvert sept consommateurs dont trois blessés militaires ». L’établissement est même « fermé pour toute la durée de la guerre ». Selon le journal, « c’est le dixième établissement frappé pour n’avoir pas observé les règlements », des règlements multiples : en Ille-et-Vilaine par exemple, outre la décision du général en chef en date du 2 janvier 1915, qui interdit aux cafés de recevoir « les brigadiers, caporaux et hommes de troupes » après 21 heures, outre celle du général commandant la région militaire, en date du 15 janvier suivant, qui ne permet l’accès de ces établissements aux convalescents et blessés que de 12 à 16 heures, s’ajoute un arrêté préfectoral du 3 août 1914 – le jour de l’entrée en guerre – prescrivant aux débits de fermer chaque jour à 22 heures. Sans grande efficacité donc à en croire la multiplication des contraventions signalées par la presse mais aussi les plaintes de certains prêtres.

Carte postale. Collection particulière.

Le recteur de Chartres-de-Bretagne, modeste bourg qui accueille quelques mois durant le dépôt du 61e RAC, regrette ainsi que « les cabarets, toute la durée de la période d’ailleurs, mais surtout en ces premières semaines [de présence des artilleurs], regorgèrent de monde ». Lui aussi signale qu’il « y eut même de tels abus que l’autorité militaire, de bonne heure, fut obligée d’appliquer les mesures édictées pour les villes de garnison. Quelques débits ayant oublié de s’y conformer se virent frappés de suspension de vente aux militaires, pour une huitaine ou une quinzaine, selon la gravité des cas. Une affiche en grosses lettres, apposée ou sur la porte ou sur la fenêtre de la maison, signalait aux soldats l’interdiction portée ». Surtout, le comportement des soldats est perçu comme « néfaste au pays ». « L’abaissement religieux suivit cet abaissement moral » conclut-il, à son grand désespoir.

En terrasse… ou pas

Les difficultés qu’ont les soldats à profiter des terrasses des établissements bretons finissent par susciter des réactions au sein de la population, réactions que relaie une fois encore la presse locale. Ainsi Emile Gilles, le rédacteur du Journal de Pontivy, dans l’édition du 6 février 1916 :

« Nos braves poilus, en permission au pays, ne pouvaient pendant la journée entrer prendre un verre dans un débit, même à leur arrivée… alors qu’ils venaient de passer trente heure et plus dans le train.
Le lundi, jour de foire, ils donnaient bien rendez-vous aux parents des communes voisines pour se rencontrer tous à Pontivy : mais alors que les frères, les sœurs, les oncles, les tantes, les cousins etc. pouvaient s’asseoir autour d’une table et vider ensemble quelques pichets de bon cidre, le poilu, pour qui tout le monde était venu, devait se résoudre à monter la garde à la porte… sur la rue…
Aussi avons-nous lu avec un vif plaisir la déclaration faite mardi à la tribune de la Chambre par le général Gallieni : des mesures spéciales vont être prises partout en faveur des permissionnaires, qui désormais pourront s’attabler avec les parents et les amis. »

Quelques jours plus tard, le général commandant la 11e région adopte un nouveau règlement qui fixe « les heures auxquelles les militaires de tous grades auront accès dans les débits, cafés et restaurants de la région ». En semaine, les soldats pourront consommer « de l’ouverture à 8 heures dans tous les débits, cafés et restaurants pour petit déjeuner et boissons hygiéniques », pas en terrasse cependant. Pas de terrasse non plus pour eux  « de 10 heures à 14 heures » ; ils peuvent y déjeuner mais pas « prendre une consommation », « et pas aux terrasses ». Ce n’est que « de 17 heures à 21 heures dans tous les débits, cafés et restaurants y compris les terrasses » qu’ils bénéficient désormais de la possibilité de consommer librement, et dès 10 heures les dimanches et jours fériés.

En revanche, « l’accès en tout temps des débits et cafés, y compris les terrasses, sera permis aux officiers » que l’on estime donc plus aptes à éviter les excès.

Carte postale. Collection particulière.

La « bataille des terrasses » de l’arrière est ainsi pour une part gagnée… Et c’est sans surprise que ces terrasses jouent un rôle particulier dans la réussite de la « kermesse du Thabor », organisée au profit des blessés de guerre début juillet 1918 à Rennes. « Les tables du restaurant, les tables du café » installés dans le grand jardin public rennais à cette occasion « ne cessèrent jamais d’être garnies de consommateurs gais, heureux de pouvoir, à bon compte, faire du bien à leurs frères blessés » note le rédacteur de L’Ouest-Eclair dans son édition du 8 juillet. « Assis à la terrasse » précise-t-il.

Yann LAGADEC

 

 

 

1 Rappelons qu’outre les dépôts des régiments d’active, de réserve et territoriaux basés en Bretagne au 1er août 1914, s’ajoutent à compter de la fin du mois d’août et du début du mois de septembre ceux de deux régions militaires du Nord et de l’Est. Dans des villes de garnison comme Pontivy ou Vitré, le nombre de soldats dépasse celui des habitants à l’automne 1914. Surtout, des villes sans tradition militaire récente accueillent des dépôts : ainsi de Lamballe, Morlaix, Châteaulin, mais aussi Saint-Grégoire ou Chartres-de-Bretagne par exemple, à proximité de Rennes .